Lorsque le chef du Courant du futur, Saad Hariri, a pris tout le monde, y compris son propre camp, de court en adoptant la candidature de Sleiman Frangié, alors que Samir Geagea était toujours le candidat officiel du 14 mars, la réaction de ce dernier ne s’est pas fait attendre trop longtemps. Entre deux maux, il a choisi le moindre en renonçant à sa propre candidature et en adoptant celle du général Michel Aoun.
Dans cet imbroglio politique, le bénéficiaire n’était ni l’un ni l’autre des deux candidats, mais tout simplement le Hezbollah. D’une part, le 14 mars n’avait plus un candidat présidentiel et, d’autre part, le futur président serait immanquablement un membre du 8 mars ou l’un de ses alliés. Ainsi, le concept du président consensuel et la répétition de l’expérience de Michel Sleiman étaient définitivement révolus.
Pour rétablir l’équilibre et revenir à la case départ, il faudrait que Saad Hariri renonce à la candidature de Sleiman Frangié et Samir Geagea à celle de Michel Aoun et revenir à la situation qui prévalait avant ces deux candidatures ou alors, carrément, se tourner vers une troisième option, qui consiste à rechercher un président consensuel qui ne serait une provocation pour aucun des deux camps.
S’il est possible à Hariri de renoncer à la candidature de Frangié lorsque les circonstances le permettraient, en revanche, il serait quasiment impossible à Geagea de renoncer à celle de Aoun, sous n’importe quel prétexte tant que le «général» ne décide pas lui-même de se retirer de la course présidentielle. Le chef des Forces libanaises (FL) ne peut pas «lâcher» Aoun sous prétexte que Hariri a renoncé à Frangié. S’il agit en ce sens, il aurait clairement apporté la confirmation que la candidature de Aoun n’était qu’une manœuvre politique, destinée à couper la route à la candidature de Frangié et que l’accord de Maarab n’était qu’une entente temporaire dont les effets prendront fin lorsque les circonstances qui l’ont justifiée cesseront à leur tour.
Au-delà de la présidentielle
Pourtant, tous les indices portent à croire que l’accord de Maarab dépasse la présidentielle et va au-delà de ce dossier, qui a contribué à accélérer le dialogue entre le CPL (Courant patriotique libre) et les FL et à le transformer de bonnes intentions et de principes généraux en un véritable accord, qui a commencé à porter ses fruits et à se traduire dans les alliances électorales au niveau des municipalités, des syndicats et prochainement des législatives.
Il est vrai que la présidentielle n’était pas le but principal et final de l’accord de Maarab, mais elle fait partie intégrante de son existence. Si les FL manifestent un recul dans leur appui à Aoun, cet accord subira de fortes secousses et pourrait être remis en cause. C’est alors toute la réconciliation chrétienne qui s’écroulera et la situation des chrétiens redeviendra ce qu’elle était auparavant. Aoun et Geagea perdront alors la confiance, la popularité et la crédibilité qu’ils avaient retrouvées auprès des chrétiens. Ils auront ainsi raté la dernière chance de solder le passé et d’ouvrir une nouvelle page. Parce que l’accord de Maarab est stratégique et non pas tactique, qu’il est tourné vers l’avenir et n’est pas centré sur un événement ponctuel, quoique la présidentielle en soit une pierre angulaire, il est désormais impossible à Geagea de renoncer à la candidature de Aoun.
Aujourd’hui, les efforts de Samir Geagea sont concentrés sur la manière d’assurer l’arrivée du général Michel Aoun à Baabda. Il encourage Saad Hariri à l’élire et appelle Walid Joumblatt à prendre une position plus claire dans son appui à la candidature de Aoun. Sur le plan stratégique, le chef des FL veut consolider l’accord de Maarab, le protéger et le développer. Sur le plan tactique, il cherche à être associé à la présidence de Aoun pour devenir, par la suite, un partenaire chrétien principal dans le nouveau mandat, ce qui contribuerait à consacrer le duo chrétien (Aoun-Geagea) à l’instar du duo chiite (Berry-Nasrallah) et du nouveau duo sunnite qui prend forme (Hariri-Mikati).
Si le général Michel Aoun ne parvient pas à Baabda, Samir Geagea aurait au moins eu le mérite d’avoir essayé. Un autre que lui assumera le fait d’avoir fait échouer l’élection du chrétien le plus représentatif et du chef du plus grand bloc parlementaire chrétien. La présidentielle représenterait alors un échec pour Aoun et non pas un échec de l’accord chrétien.
Dans ses assises privées, Samir Geagea raconte qu’il a refusé la proposition de Saad Hariri de retirer la candidature de Frangié en échange du retrait de Geagea de celle de Aoun, et a appelé à effectuer une brèche dans le dossier présidentiel. Le chef des FL a affirmé que «l’option d’élire quelqu’un d’autre que Aoun n’est pas sérieuse». Geagea a décrit le général Aoun comme un homme pragmatique qui n’est le candidat de personne à part lui-même. «Cela fait six mois que je soutiens sa candidature et je ne penserai pas à un autre que lui. Nous avions un différend historique avec le général Aoun et nous l’avons résolu dans la déclaration d’intentions, indépendamment de l’élection présidentielle. Lorsque Hariri a annoncé la candidature de Frangié et ce dernier a été contacté par le président François Hollande, nous avons agi. Si nous avions mis du retard dans notre action, Aoun aurait accepté Frangié et il ne nous resterait plus qu’à faire nos valises».
Les options de Hariri
La période prévue pour élire un président de la République se réduit de plus en plus et devrait s’achever d’ici la fin de l’année en cours. Si l’élection n’a pas lieu, la page des élections législatives s’ouvrirait avec ses délais légaux et ses préparatifs. En principe, le Hezbollah a dépassé l’élection présidentielle et il a désormais le regard tourné vers les législatives sur la base d’une nouvelle loi électorale, basée sur la proportionnelle. Le Courant du futur, quant à lui, est toujours centré sur l’élection présidentielle et réclame un président avant les élections législatives. Si le courant bleu maintient le slogan «Un président d’abord», il n’a qu’un seul choix, celui d’élire le général Aoun puisque l’équation est toujours la même depuis deux ans: Aoun président ou le vide. Désormais, la balle se trouve dans le camp du Futur qui doit faire son choix: ou élire Aoun ou procéder à des élections législatives à l’ombre de la vacance présidentielle. S’il décide que la présidence est plus importante, il devrait élire Aoun, ce qui serait une aventure risquée, car il n’y a pas eu d’entente avec le Hezbollah ou avec le général Aoun. En revanche, s’il décide de livrer la bataille des législatives, cette option comporte à son tour des risques. Le Courant du futur n’est pas au meilleur de sa forme et n’est pas certain de renouveler son impressionnant bloc parlementaire. Les élections municipales ont représenté une sonnette d’alarme, mettant en évidence les graves lacunes dans la machine électorale du parti et dans son organisation. Elles ont également révélé la baisse de sa popularité. La durée qui sépare les élections municipales des législatives n’est pas suffisante pour la restructuration du parti et pour le règlement de sa crise financière. Si ces élections mettent au jour de nouveaux centres de force sur la scène sunnite, le retour de Saad Hariri à la tête du gouvernement ne serait plus garanti et au cas où il y reviendrait, il serait affaibli et devrait alors présenter des concessions et des facilités en échange de sa présence.
Procéder à des élections législatives à l’ombre de la vacance présidentielle représente un bond vers l’inconnu et une entrée de plain-pied dans le vide total au niveau de l’Exécutif. Le gouvernement deviendrait démissionnaire de facto après les élections législatives et il ne sera plus possible de composer un nouveau cabinet.
Joëlle Seif
Berry maître du jeu
Avec l’élection d’un nouveau Parlement revêtu d’une légitimité populaire, le nouveau président de la Chambre, qui est supposé être Nabih Berry, deviendrait le maître incontestable du jeu et serait le seul interlocuteur de la communauté internationale au Liban. Cette situation aboutirait à une remise en cause de Taëf et pousserait à la tenue d’une nouvelle constituante qui serait la réflexion du nouveau rapport de force au Liban et dans la région. Si Saad Hariri décide de ne pas mener les élections législatives et de ne pas appuyer la candidature de Aoun, il ne lui reste plus que l’alternative suivante: soit l’élection d’un président, qui ne serait ni Michel Aoun ni Sleiman Frangié, soit voter une autre prorogation du Parlement, maintenant ainsi le statu quo qui existe depuis 2014 avec le gouvernement de Tammam Salam, sans président de la République et avec une Chambre prorogée. S’il est impossible d’élire un président et de s’entendre sur une nouvelle loi électorale, la prorogation de la Chambre devient justifiée et la tenue d’élections législatives sur la base de la loi de 1960 serait alors une prorogation masquée. Mais la question qui se pose serait de savoir si le tandem chiite accepterait une nouvelle prorogation. Berry serait-il complaisant cette fois encore avec Hariri si ce dernier menace de boycotter les législatives? Accepterait-il une prorogation au fait de procéder à des élections non consensuelles? Et le Hezbollah? Le statu quo actuel lui convient-il? Accepterait-il de sortir sans aucun acquis des deux échéances, présidentielle et législative?