Le système du confessionnalisme politique a permis l’apparition de privilèges au profit des différentes communautés du pays. Les avantages dont bénéficient les institutions religieuses au Liban représentent un manque à gagner pour les caisses de l’Etat et peuvent donner lieu à certains abus. Magazine a enquêté.
Combien coûtent les religions à l’Etat libanais? La question peut sembler triviale, surtout en ces périodes de fêtes, mais elle est surtout taboue, dans un pays confessionnel comme le Liban. Pourtant, cette interrogation n’est pas dénuée de sens car, de par son histoire, le Liban est étroitement lié aux religions.
Selon Alain Bifani, directeur général du ministère des Finances, que Magazine a rencontré, «il est difficile de chiffrer exactement le coût que représentent les religions pour l’Etat». «C’est très éclaté; le coût fiscal apparaît dans tout ce que les communautés ne paient pas, car elles sont mieux traitées que d’autres, mais aussi via un coût budgétaire». Un certain flou entoure ces questions, ce qui rend le manque à gagner difficilement quantifiable. Par exemple, les produits importés par les institutions religieuses sont exonérés des taxes, droits de douanes, etc., tout comme leurs activités sont exemptées de l’impôt sur les bénéfices. Par ailleurs, il est difficile de savoir ce qu’il en est au niveau des donations, tant matérielles que financières, dont bénéficient les institutions religieuses. Parfois même, il arrive que des organismes étrangers accordent des subventions à celles-ci sans passer par l’Etat.
Au niveau du budget (conformément à la douzième provisoire), selon des chiffres fournis par le ministère des Finances, il apparaît qu’en 2016, l’Etat libanais a accordé aux institutions sunnites, chiites et druzes (administrations d’iftaa, tribunaux sunnites, Conseil islamique supérieur chiite, Iftaa jaafari, tribunaux jaafaris, tribunaux druzes, Conseil islamique alaouite, Conseil doctrinal de la confession druze) un total de 22 608 807 000 livres libanaises, pour couvrir leurs dépenses courantes et leurs dépenses d’investissement. En détail, et à titre d’exemple, les tribunaux sunnites ont reçu la somme de 5 557 439 000 livres libanaises pour 2016, tandis que les tribunaux jaafaris se sont vu accorder 6 689 500 000 livres libanaises. Cet argent sert notamment à payer les salaires des fonctionnaires de ces institutions religieuses, dont certains membres sont nommés et validés par le Conseil des ministres directement, comme l’explique cheikh Mohammad Nokkari, juge et professeur d’université. Il précise aussi que les sunnites comptent 55 fonctionnaires dans leurs institutions pour 71 chez les chiites. Le montant de l’enveloppe accordée dans ce budget est décidé au Parlement. Le corps judiciaire religieux, qui compte 33 juges chiites et 33 juges sunnites, est, quant à lui, directement rattaché à la présidence du Conseil, c’est-à-dire au Premier ministre.
Moins d’argent pour les chrétiens
La différence de traitement entre les fonds octroyés aux institutions musulmanes et ceux, plus faibles, alloués aux institutions chrétiennes, s’explique par l’Histoire et l’héritage de l’empire ottoman. Cheikh Mohammad Nokkari explique ainsi que les musulmans sont toujours restés dans le giron de l’Etat, tandis que les chrétiens ont préféré, à l’époque – et même bien avant le règne de l’empire ottoman –, privilégier leur indépendance financière, afin d’assurer leur liberté de culte et de parole. Un état de fait qui perdure jusqu’à ce jour. Les communautés chrétiennes s’autofinancent, ne recevant que peu de subsides de l’Etat. Toutefois, si les tribunaux islamiques reversent leurs recettes à l’Etat, ce n’est pas le cas pour leurs équivalents chrétiens.
En sus de ce budget, l’Etat libanais alloue aussi des subventions à certaines organisations liées aux communautés religieuses. En 2016, elles se sont élevées à 11 415 000 000 livres libanaises dans leur ensemble. Dans le détail, les tribunaux chrétiens se sont vu allouer 4 100 000 000 L.L., l’Association de la jeunesse chrétienne 5 500 000 000 L.L., l’orphelinat islamique 220 000 000 L.L., etc.
Par ailleurs, il apparaît que les différentes communautés religieuses jouissent d’un régime fiscal plus qu’avantageux, comparées aux simples citoyens ou aux entreprises du secteur privé. Selon le ministère des Finances, «les communautés religieuses et les personnes morales liées à ces communautés sont exonérées de la TVA pour les produits et services qu’ils reçoivent en tant que dons». En revanche, pour tous leurs autres achats et consommations de services, ils devront s’en acquitter. De même, les communautés devront «collecter une TVA provenant de tous leurs revenus issus de la location de leurs propriétés bâties».
Patrimoine foncier
Le droit de succession sur les transferts de waqfs relève de la loi 210 du 26 mai 2000, qui «stipule que les communautés religieuses et les personnes morales liées à ces communautés bénéficient des exonérations de tous les impôts directs et indirects», à l’instar des entreprises publiques. Les communautés et personnes morales s’y rattachant sont également «exemptées du droit de timbre sur les contrats conclus avec les autres, selon l’alinéa 4 de l’article 3 de la décision du ministre des Finances numéro 1719/1, du 24 novembre 2003, à condition que ce droit de timbre reste redevable par l’autre partie prenante sur les copies revenant à cette dernière».
Enfin, les communautés religieuses sont exonérées de l’impôt sur les propriétés bâties si celles-ci ne sont pas en location ou prêtes à être louées. Dans le cas contraire, elles devront s’en acquitter.
Ces privilèges fiscaux sont autant de pertes sèches pour l’Etat libanais, surtout lorsqu’on réalise l’ampleur des propriétés détenues par les différentes communautés. Car l’essentiel des biens qu’elles possèdent est géré par les waqfs qui bénéficient donc d’une fiscalité plus qu’avantageuse.
Au Liban, ce n’est un secret pour personne, les différentes communautés religieuses se sont constitué, au fil des années, un énorme patrimoine foncier, via l’édification de lieux de culte, de couvents, de monastères, d’écoles, mais pas seulement. Ces propriétés sont gérées par le biais des waqfs, un concept institutionnalisé par le pouvoir ottoman de jadis, aussi bien du côté chrétien que musulman ou druze. Tant et si bien qu’aujourd’hui, la plupart des biens religieux au Liban, disséminés sur l’ensemble du territoire, bénéficient du statut des waqfs. Avec un avantage non négligeable, comme on l’a vu avec les différentes lois existantes, celui d’être exonérés de quasiment toutes les taxes. Ces biens comprennent bien évidemment des lieux de culte proprement dits, mosquées ou églises, mais également les parcelles de terrain qui y sont rattachées. Ce qui signifie que la plupart des communautés détiennent un patrimoine énorme, synonyme de richesse. L’Eglise maronite est, sans aucun doute, la mieux dotée et la plus riche, avec quelque 200 monastères, 4 ordres et 9 congrégations, chacun possédant les terrains situés à proximité. Les grecs-orthodoxes ne sont pas en reste, avec 22 monastères, environ 330 églises, 5 écoles, entre autres possessions, sur le territoire, hors Beyrouth. Les musulmans sunnites comptabilisent, quant à eux, 572 mosquées réparties sur l’ensemble du territoire. Intra Beyrouth, en revanche, les lieux de culte chrétiens seraient plus nombreux que leurs équivalents musulmans. A titre d’exemple, Dar el-Fatwa, l’une des rares institutions religieuses à avoir procédé au recensement de ses biens, revendique
65 mosquées, tandis que l’institution supervise aussi les Makassed et son réseau d’écoles et d’hôpitaux, l’Université arabe, diverses associations de projets musulmans, etc. A leur actif également, des propriétés situées au centre-ville de la capitale, gérées également selon le waqf. Dans Beyrouth, les possessions des druzes se trouvent essentiellement dans le quartier de Mar Elias, Verdun ou le bien nommé Karakol Druze. Quant aux maronites, ils revendiquent d’impressionnantes surfaces bâties, comprenant pas moins de 16 églises paroissiales, les campus de l’Université Saint-Joseph, l’Université de La Sagesse… Selon des estimations parues dans L’Hebdo Magazine n°2582 du 4 mai 2007, toutes ces propriétés acquises par les communautés représenteraient entre 15 et 30% du territoire libanais.
Cette richesse foncière, accumulée au fil des siècles par les différentes communautés religieuses, s’explique par la nature et les avantages liés au waqf. N’importe quel citoyen peut, en effet, décider d’effectuer une «donation», de son vivant ou à sa mort, à sa communauté. Une manière de maintenir le bien dans la communauté religieuse de son choix. La plupart de ces propriétés, sauf en cas de location à visée commerciale à un tiers, sont exonérées des impôts fonciers. Par exemple, le centre commercial ABC ou encore celui du Faubourg Saint-Jean et le centre Abraj sont construits sur des terrains waqfs appartenant à différentes communautés chrétiennes. Les terres ont été louées pour une durée déterminée. Selon le père Bachaalani, économe de l’archevêché maronite de Beyrouth, «les terrains peuvent être loués pour une durée de 18 ans, mais pour la valeur locative (qui déterminera le montant des taxes à payer par le locataire), chaque projet est examiné à la loupe, selon s’il est à but commercial, caritatif ou autre». Il précise que si le bail doit excéder la durée de 18 ans, c’est alors le patriarcat de Bkerké directement qui examinera et décidera du devenir du projet présenté. A titre d’exemple, dans la région d’Ehden, le Mist Hotel and Spa de Warwick, le seul établissement cinq étoiles, a été construit sur un terrain de 64 000 m2 loué pour trente ans aux waqfs. Si ce projet présente évidemment un but lucratif, il permet aussi de développer une région encore mal lotie en hébergements de luxe, tout en drainant des emplois dans la région.
Des dérives
Les privilèges dont jouissent les institutions religieuses – et ce, quelles qu’elles soient – peuvent aussi, malheureusement, donner lieu à un certain nombre de dérives qui constituent autant de manque à gagner pour l’Etat. Comme, par exemple, au port ou à l’aéroport de Beyrouth. Une personne travaillant au port, et qui préfère garder l’anonymat, révèle ainsi que certaines entreprises profitent des exonérations accordées aux institutions religieuses pour importer de la marchandise, sans avoir à s’acquitter des taxes traditionnellement dues. Cette source cite l’exemple de cet homme d’affaires chiite, ayant pignon sur rue, qui a importé jusqu’à 4 000 containers de matériel sanitaire pendant une certaine période, sans avoir à payer ni TVA ni droits de douanes. Ce businessman s’est vu octroyer un permis spécial en ce sens par le Conseil des ministres, car ses importations seraient effectuées pour le compte d’une institution religieuse. Depuis la guerre de juillet 2006 entre Israël et le Hezbollah – soit depuis dix ans –, cette entreprise aurait bénéficié de ces exemptions, au motif que le matériel importé servait à la reconstruction de la banlieue sud de Beyrouth, presque entièrement rasée par l’aviation israélienne. La source, qui travaille au port, s’insurge contre de telles pratiques nuisant, cela va sans dire, à d’autres commerçants libanais honnêtes qui, eux, s’acquittent de leurs droits de douanes (à hauteur de 20% pour les céramiques, sur la valeur de la marchandise, à titre d’exemple) et de la TVA de 10%.
L’entrepreneur chiite précité, exempté de ces taxes, peut casser les prix du marché face à ses concurrents qui n’ont pas la latitude de lutter avec les mêmes armes. Et des exemples similaires, il y en aurait plusieurs, tant au port qu’à l’aéroport. Comme cet autre entrepreneur qui aurait importé 39 containers de «foam», mousses utilisées pour l’isolation thermique et phonique, ou encore des chaussures et des vêtements neufs destinés aux réfugiés syriens, au nom d’une institution sunnite. Cela signifie-t-il pour autant que les autorités religieuses valident ces comportements frauduleux? Pas nécessairement, car les chefs de ces institutions ne sont pas forcément au courant de ces combines qui peuvent être mises en place par une personne bien placée dans les institutions. Mais ce qui est certain, c’est que le détournement de ces privilèges représente autant de pertes sèches échappant à un Etat libanais qui en aurait bien besoin, avec une dette estimée à plus de 75 milliards de dollars…
Jenny Saleh