Magazine Le Mensuel

Nº 3076 du vendredi 7 avril 2017

Plume libre

Le capitalisme de «Semaan» le communiste

Le système de libre marché est le moyen le plus efficace que les êtres humains aient trouvé, jusqu’à présent, pour organiser la production et la distribution. Alors que les marchés financiers libres, conçus pour engraisser les poches de certains aux dépens des pauvres, ont fait quelques incursions dans les cœurs et les esprits, on pourrait soutenir que des marchés financiers sains et concurrentiels sont un outil extraordinairement efficace pour créer des opportunités et lutter contre la pauvreté. En raison de leur rôle dans le financement de nouvelles idées, les marchés financiers maintiennent vivant le processus de «destruction créative», par lequel les idées et les anciennes organisations sont constamment contestées et remplacées par de nouvelles, meilleures. En l’absence de marchés financiers dynamiques et innovants, les économies s’useraient et diminueraient invariablement.
Après plus de 45 ans, cet article est un hommage à Semaan le communiste, philosophe non-soviétique de mon village. Semaan avait pour passion de nous rassembler comme camarades potentiels et de nous prêcher Le capital de Karl Marx, histoire de nous inculquer la doctrine de la communauté et de viser notamment l’injustice du capitalisme vis-à-vis de l’exploitation des classes travailleuses. Exploitation qui se manifestait par plus de productivité, de bénéfices supplémentaires pour le patron mais sans changement de salaire ou heures de travail.

Le paradoxe du maître
Je ne suis pas sûr que maître Semaan comprenait le fond de la philosophie marxiste, ou n’importe quelle autre philosophie d’ailleurs. Il n’était que le «repasseur» du village, à peine pouvait-il lire – bien qu’il ne faisait que ça, une fois son travail terminé. Le paradoxe du maître, c’est qu’il n’a jamais réalisé que, en tant que «repasseur», il était un patron. C’était lui-même qui jouissait de la célèbre théorie de la plus-value, où le bénéfice supplémentaire lui revenait, en tant que patron.
Marx a consacré quinze ans à l’écriture du premier volume de cette œuvre maîtresse. Semaan, lui, a consacré toute sa vie à la lire, l’analyser et la relire, sans compter le temps de prêche afin d’éduquer la nouvelle génération du village. Ma génération…
L’œuvre  de maître Semaan fut le projet des «5 piastres», au temps où la livre libanaise était à son apogée. Son monde à lui était le village. Et croyez-moi, c’était le plus grand monde qu’il connaissait.

Le capital dans le cercueil
Obsédé par l’implication communautaire dans le quotidien des affaires villageoises et en l’absence d’un conseil municipal, le projet consistait à collecter 5 piastres par jour de chaque membre de famille résidant et à les mettre dans une petite boîte à l’entrée de chaque maison… Le projet fit l’unanimité et personne ne manquait à ce devoir sacré. Résultat: les rues furent allumées et on eut droit à un nouveau réseau d’eau potable pour toutes les maisons du village. Maître Semaan n’a jamais réalisé qu’il pratiquait la «destruction créative» en remplaçant l’idée d’une municipalité inexistante par celle, nouvelle, d’un projet collectif qui distribue efficacement les obligations et les bénéfices en résultant, sur une base plus large d’«actionnaires». Cela n’est-il pas un modèle simplifié de marché financier sain et efficace?
Les années passèrent. Le maître succomba à la maladie d’Alzheimer juste avant l’effondrement du système marxo-soviétique. Mais nous, jeunes camarades potentiels – devenus diplômés des grandes écoles des capitales du capitalisme – avons insisté à placer dans le cercueil du maître les deux tomes du Capital, puisqu’un chapelet était hors de question, en espérant que, dans l’autre vie, il ne saura jamais que l’application pratique de son rêve s’était malheureusement suicidée…

Sami N. Saliba
Vice-président de l’Autorité des marchés financiers

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