Directeur adjoint de l’hebdomadaire Paris-Match et grand reporter, Régis Le Sommier s’est rendu à plusieurs reprises en Syrie pour y couvrir le conflit et y rencontrer Bachar el-Assad. Il raconte ce qu’il a vu et compris dans un livre à paraître le 11 janvier, baptisé sobrement Assad (éditions La Martinière). Magazine l’a interviewé.
Pourquoi avez-vous décidé de consacrer ce livre à Assad?
J’ai décidé de l’appeler Assad, car il est quelque part le symbole de cette guerre. Dans tous ces conflits au Moyen-Orient, en Irak ou en Syrie, il y a assez peu de personnalités qui incarnent quelque chose. Assad lui, ça fait longtemps qu’il est au pouvoir, il a cristallisé toutes les haines de ces adversaires depuis le début de la crise. Ce dont je me suis rendu compte, c’est que sa popularité dans son camp a augmenté au fil de la guerre. Pourtant, il n’était pas destiné à être président. Au départ, il avait vraiment une volonté de réformer, il a dynamisé l’économie, l’a libéralisée d’une certaine façon. Certains paramètres l’ont fait revenir en arrière. En mars 2011, cette révolte légitime populaire contre son pouvoir s’est développée un peu partout en Syrie avec une période de répression. Les enfants de Deraa avaient tagué sur les murs, «Docteur, c’est bientôt ton tour». On ne le considérait pas encore vraiment comme le président. Avec cette guerre, il a gagné son prénom. Rifaat el-Assad, lors d’une interview, m’expliquait que ce n’était pas Bachar qui gouvernait vraiment, qu’il était manipulé par d’autres. Je ne pense pas. Progressivement, Bachar a pris les choses en main. Ce n’est plus le président par accident, l’ophtalmologiste, le fils de son père avec l’ombre du père derrière, non, c’est Bachar el-Assad, c’est lui qui prend les décisions et qui est aux commandes. C’est ça qui a changé. Bien sûr, l’intervention des Russes, des Iraniens a changé effectivement beaucoup de choses, ils ont fait pencher la balance de son côté sinon il aurait probablement perdu, oui, c’est une réalité. Mais il a su s’imposer. Assad est le point central de tout ce qui va se passer dans le pays et surtout cette énigme absolue, quand l’Occident et la plupart des grandes puissances au début de la guerre, en mars 2011, lui donnait à peine quelques mois. Il est toujours là, que ça nous plaise ou non, il a gagné la guerre.
Vous l’avez rencontré deux fois, lors d’une interview accordée à Paris-Match et une autre fois en off. Pensez-vous avoir compris sa manière de fonctionner?
Je ne vais pas vous dire que j’ai trouvé le secret qui permet de comprendre Bachar el-Assad de A à Z. Personne n’a cette explication. Il reste une part de mystère assez importante dans la façon dont s’exerce le pouvoir en Syrie. Mais je pense donner des éléments expliquant pourquoi les choses se sont déroulées comme cela. Il y en a qui sont du ressort de Bachar, cette dimension scientifique du personnage qui me semble, par rapport à son père Hafez, le rendre un peu plus déconnecté de la réalité. Il n’a pas senti réellement ce qui se passait, ce qui a encouragé la propagation de la crise. Avec bien sûr d’autres raisons, comme celles, économiques. Il y avait un contexte sociopolitique extrêmement toxique et il ne fallait pas grand-chose pour mettre le feu aux poudres. Bachar a eu aussi une responsabilité puisque c’est lui qui a introduit Internet en Syrie, c’est grâce à cela, finalement qu’ont été véhiculés les événements.
Un autre aspect que je trouve évident dans le personnage, c’est qu’il n’a pas la rigidité militaire. Quand on le rencontre, il n’a pas cette posture. Il y a aussi son caractère occidental. Il a une manière de s’exprimer et de vous accueillir qui est très occidentale, toujours vêtu de son costard cravate, une élégance très européenne, ce qui est très troublant pour ses visiteurs occidentaux.
| Bachar est un peu plus déconnecté de la réalité que ne l'était son père, Hafez el-Assad.
D’après votre expérience, et après avoir été critiqué par certains confrères, pensez-vous qu’il faut parler aux dictateurs?
Bien sûr. A l’époque où j’ai eu Bachar el-Assad, Le Monde avait fait un parallèle avec Bertrand de Jouvenel et Hitler en 1938. Les critiques ne sont jamais très claires, on dit qu’il faut leur parler sous certaines conditions, n’omettre aucune question. J’ai posé toutes les questions que je souhaitais, y compris certaines très sensibles, en lui demandant par exemple s’il n’avait pas peur de finir comme Saddam Hussein ou Kadhafi. En France, on semblait m’avoir rangé dans le flot de ses partisans, ce que j’ai trouvé assez choquant. Il s’agit de faire nos métiers et de revenir aux fondamentaux, ce qui est malheureusement un écueil dans la presse française, on ne fait plus de terrain, on ne va plus confronter les gens, on fait de l’analyse, du jugement, du commentaire. Notre métier, ce n’est pas ça. Quand on a cette possibilité de rencontrer Bachar, de l’interviewer pour l’Histoire, aller lui poser ces questions est important, ne serait-ce que pour la compréhension. Bien sûr, il ne va pas nous dire «je suis un criminel, un monstre».
Pourquoi avoir décidé de sortir ce livre maintenant? Avez-vous le sentiment que la donne est en train de changer?
J’ai décidé de le faire maintenant, d’abord parce que les choses changent, avec le président Emmanuel Macron, qui est sur une ligne réaliste, alors que l’enfermement politico-médiatique d’un certain nombre de personnalités françaises au sujet d’Assad et de la Syrie a mené à une impasse diplomatique et journalistique. J’ai écrit aussi ce livre pour dénoncer une perception de la Syrie notamment autour d’Alep, auquel je consacre deux chapitres. J’ai vécu ce qui s’y est passé et on me racontait des choses que je ne voyais pas en étant là-bas. C’est quand même très particulier, quand vous vous trouvez dans un endroit et que vous entendez votre ministre des AE dire que les frappes aériennes sont incessantes sur le réduit rebelle, alors que vous êtes devant et qu’il n’y a pas de frappes aériennes. Il y a eu une sorte d’inflation émotionnelle, moralisante qui s’est emparé de la question syrienne. Ce n’est pas parce qu’on est contre Bachar el-Assad qu’on est obligé de raconter n’importe quoi sur la Syrie.
Vous consacrez un chapitre aux informations sur l’utilisation d’armes chimiques par le régime.
Oui, j’ai choisi de m’étendre longuement sur ces allégations, et je relate les rapports de l’Onu à ce sujet et que je ne conteste absolument pas. L’Onu a réussi à tracer, en fonction de la formulation chimique, le sarin comme faisant partie des stocks devant être détruits. Même si un rapport extrêmement précis a été établi, notamment sur l’attaque de Khan Cheikhoun, il peut être contesté parce que, malheureusement, les enquêteurs n’ont pas eu accès à cette zone. Je reconnais tout à fait les torts et certains crimes perpétrés par Bachar el-Assad. Il ne s’agit pas de le laver mais d’avoir une vision journalistique de la Syrie avec, oui parfois, des choses qui dérangent, qui sont vraies, qui ont été dites et qui sont fausses. Il faut le dire et il faut le préciser.
Tout au long de l’ouvrage, vous citez des extraits de Réflexions sur la guerre d’Espagne, de Georges Orwell. Pourquoi?
Je pense que la guerre civile syrienne est la guerre civile espagnole de notre génération. Les deux protagonistes, que ce soit Franco à l’époque ou Assad aujourd’hui, ne sont pas ceux sur lesquels le bloc occidental avait misé. Les deux ayant gagné la guerre, il faut bien faire avec. La guerre d’Espagne, comme la guerre syrienne, a fait l’objet d’un affrontement via divers groupes satellisés de grandes puissances, on a retrouvé l’affrontement entre l’Iran et l’Arabie saoudite, on a eu un affrontement entre la Russie et les Etats-Unis.
Comme durant la guerre d’Espagne, nous sommes dans une configuration similaire avec un coup humain énorme — 340000 morts pour la Syrie, quasiment un million de morts pour la guerre d’Espagne, avec cette utilisation des médias pour orienter la vérité du terrain. Orwell me paraît très pertinent à ce niveau-là. Il s’était engagé auprès des Républicains lors de la guerre d’Espagne, a rapporté ce qu’il se passait dans son camp, en se montrant extrêmement critique. Il a une sorte de lucidité vis-à-vis de lui-même, de son propre engagement, qui me paraît pertinent.
D’après vous, pourquoi la Syrie a-t-elle cristallisé autant en France au niveau politique et de la presse?
J’ai toujours été étonné quand le Quai d’Orsay, époque Fabius, pilotait une sorte de narration prémâchée de la situation en Syrie. Elle a négligé pendant longtemps la radicalisation des groupes rebelles, qui était liée à la guerre et finalement assez naturelle. Les groupes les mieux organisés, les plus radicaux, ont pris le dessus. Et on n’a pas voulu le voir, c’est ça qui est effrayant. Par le fait que la rhétorique devait être «Bachar el-Assad doit partir», la surenchère verbale est allée jusqu’à ces propos de Laurent Fabius disant que «Bachar ne méritait pas d’être né sur terre», ce qui est totalement aberrant dans la bouche d’un ministre des Affaires étrangères, c’est surréaliste. Si Laurent Fabius avait envie de faire de la morale, il y a des écoles pour ça, mais la diplomatie, c’est l’art de parler avec des gens qui ont du sang sur les mains. On en a fait une lecture morale, émotionnelle.
Vous concluez en disant que Bachar a gagné la guerre, mais que gagner la paix va être encore plus dur pour lui. Que peut-il se passer maintenant?
L’une des clés importantes sera d’abord la reconstruction, qui va l’opérer, comment va-t-elle être faite. Je donne quelques pistes avec un événement passé inaperçu en Occident, la Foire de Damas, à laquelle l’Inde, la Chine, la Russie, le Brésil, les Iraniens ont participé. Les Chinois ont signé des accords pour refaire les zones industrielles à Alep notamment. La Syrie se tourne évidemment vers l’Est. Ce défi de la reconstruction est important, les villes sont détruites, 41% de Deir Ezzor est détruit, 23% de Homs, 31% d’Alep. 900 000 maisons particulières endommagées sur 4 millions, ce sont des analyses assez fines qui ont été faites notamment par le Washington Institute. Il y a cette énorme question du retour des réfugiés, qui pèse sur vous, au Liban. C’est un vrai défi. On est dans une Syrie mosaïque dans laquelle des habitudes de guerre ont été prises, avec des chefs de guerre qui règnent aussi côté gouvernemental, par exemple à Alep. Si on veut gagner la paix, il va falloir y mettre fin. Il va y avoir des militaires désœuvrés avec leurs armes, comment les faire rentrer dans une société en paix? C’est un virage qui n’est pas simple à négocier. Il y a aussi toutes les réformes à prendre, ainsi qu’un vrai défi économique, humain aussi. La prééminence du parti Baas est sans doute quelque chose qui est aujourd’hui caduque, avec d’autres forces qui ont émergé. Il y a beaucoup d’interrogations sur ce que va être la place des Russes, des Iraniens, qui va être énorme au niveau investissements. L’équation de la paix est bien plus compliquée que celle de la guerre. Quand on dit que Bachar a gagné la guerre, on a l’impression qu’on le célèbre, non, c’est une réalité du terrain. Il a gagné sur un pays en ruine.
Vous écrivez aussi que la religion est la grande gagnante de la guerre. Pourquoi?
Parce que la désespérance, la peur de la mort, un certain nombre d’éléments cataclysmiques poussent les gens à se tourner vers l’irrationnel. Le fait religieux a augmenté. Côté gouvernemental, il est très présent, on n’en parle jamais. On ne considère pas ce qu’il se passe chez les 15 ou 17 millions de Syriens qui vivent dans la zone gouvernementale. Avec la déformation des analyses que faisaient nos spécialistes en France, on auscultait uniquement ce qui se passait dans le camp rebelle, en le fantasmant complètement, en imaginant que la Syrie c’était ça, ou que la Syrie c’était les instances représentant à l’international, des gens qui n’ont pas mis les pieds dans le pays depuis 30 ou 40 ans. On s’est inventé une Syrie mythique et on n’a pas voulu voir ce qui se passait de l’autre côté. Et quand on regarde côté gouvernemental, soit 60% du pays en superficie et les deux tiers des habitants, il y a une grande majorité de sunnites. Même si la rébellion syrienne était d’essence sunnite, la majorité des sunnites est restée du côté gouvernemental. Ca paraît une hérésie de dire ça, mais c’est la réalité. Sans ça, Bachar el-Assad n’aurait jamais pu tenir. Si tous les sunnites s’étaient unis contre lui, il ne serait plus au pouvoir. Dans ce conflit, on a voulu faire les sunnites opprimés par l’affreux chiite, d’une manière très simpliste. Ces subtilités-là que vous, au Liban, vous connaissez bien, en France, on ne les comprend pas. On reproche à Bachar de se draper comme le défenseur des minorités, mais c’est parce que les autres l’ont laissé! Au lieu d’intégrer les minorités dans leur plateforme, ils ont proposé de décréter un Etat islamique. Chez les rebelles, il y avait une soixantaine de groupes. Comment voulez-vous proposer à partir de ça une alternative crédible au gouvernement syrien? Il y a eu une somme d’erreurs, et nous en France, nous avons tout mis sur le dos d’Assad. Que proposait le camp d’en face? Qui étaient-ils? Quelles garanties offraient-ils pour les minorités? Quelle plateforme pour la Syrie nouvelle? Tout ça est resté sans réponse.
Jenny Saleh
Crédits photos:
Alep, novembre 2017, Photo Noël Quidu; Alep, décembre 2016; Quartier de Hanano, Photo Noël Quidu; Damas, novembre 2014; Interview pour Paris-Match. Photo Baptiste Giroudon; Damas, Yarmouk octobre 2015. Photo Alvaro Canovas.