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Nº 3086 du vendredi 2 février 2018

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Travailleurs qualifiés et petits métiers. La concurrence de la main d’œuvre syrienne

Alors qu’en 2015 le taux de chômage des Libanais était de 10%, il est estimé, aujourd’hui, à 30%. Une des raisons est la concurrence de la main-d’œuvre syrienne, qui remplace de plus en plus les travailleurs libanais, y compris dans les domaines nécessitant des qualifications. Magazine a mené l’enquête, pour démêler le vrai du faux.

Nadia est manucure dans un salon de beauté de Beyrouth. Elle touchait un salaire de 800 000 L.L par mois et était inscrite par son entreprise à la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS). Il y a quelques mois, la jeune femme a été remerciée par son employeur. «Au début, je n’ai pas été étonnée par cette décision, je pensais que les affaires allaient mal. Mais quelle ne fut pas ma surprise en apprenant que j’avais été remplacée par une employée syrienne, qui accepte de travailler pour beaucoup moins sans être inscrite à la sécurité sociale», raconte Nadia à Magazine. Son histoire ressemble à beaucoup d’autres. On ne compte plus les Libanais qui sont licenciés pour être, le lendemain, remplacés par des Syriens, qui font de la concurrence aux Libanais dans plus d’un domaine. Il est même devenu fréquent de retrouver des annonces où l’on peut lire «On demande Libanais ou Syriens pour…».  
Pierre Raffoul, le ministre chargé des Affaires de la présidence de la République, lance un cri d’alarme. Etudes et chiffres à l’appui, il dévoile la tragique réalité. «Nous ne sommes pas contre les Syriens mais la situation est devenue aujourd’hui ingérable, le Liban ne peut plus les contenir alors qu’ils représentent 40% de la population, sans compter le nombre des naissances», déplore le ministre.
Pour l’économiste Ghazi Wazni, les Syriens ont envahi le marché du travail domestique, un phénomène particulièrement ressenti dans les trois régions où ils se concentrent: Beyrouth, le Liban-nord et la Békaa. «A Beyrouth, la concurrence se situe au niveau de la main-d’œuvre, alors que dans la Békaa et au Nord, on compte nombre d’établissements commerciaux ouverts et tenus par des Syriens».

Médecins et ingénieurs
Les Syriens ont investi de nombreux secteurs de l’économie libanaise. Selon le ministre Pierre Raffoul, on les retrouve dans les métiers de service, l’hôtellerie, les restaurants, le tourisme,  ainsi qu’à des postes de concierge, chauffeurs de taxis ou d’autobus, ingénieurs, médecins, coiffeurs, distributeurs, livreurs, valets de parking, etc… «Le secteur des valets de parking assure des dizaines de milliers d’opportunités de travail. Pourtant, selon l’accord qui existe entre l’Etat libanais et l’Etat syrien, la pratique de certaines professions leur est strictement interdite, comme celles de médecins, ingénieurs ou directeurs de société, ainsi que les métiers relevant de l’hôtellerie», précise M. Raffoul. Selon les chiffres qu’il livre, on dénombre aujourd’hui 4 000 ouvriers syriens dans l’agriculture et 350 000 dans la construction. «Dans la Békaa, 380 restaurants appartiennent à des Syriens».  
Selon l’économiste Ghazi Wazni, on assiste dans la Békaa à un phénomène qui en est à ses débuts, des médecins syriens exerçant dans des hôpitaux libanais, tandis qu’à Beyrouth, on voit de plus en plus d’ingénieurs de Syrie intégrer ce domaine. A titre d’exemple, il explique: «Un ingénieur syrien accepte de travailler pour un salaire variant entre 1 200 $ et 1 500 $, alors qu’à poste équivalent, un Libanais est payé 2 500 $ à 3 000 $ par mois. Pour les médecins, la situation est identique. Dans la Békaa, la rémunération des Syriens représente la moitié de celle perçue par les Libanais».
Pour l’économiste, la main-d’œuvre syrienne est qualifiée, compétitive et coûte beaucoup moins cher, puisque les ouvriers et les employés syriens ne sont pas enregistrés à la CNSS, ne bénéficient d’aucune assurance et travaillent sans contrat. «Avant 2010, il y avait entre 250 000 et 300 000 ouvriers syriens présents dans deux domaines: l’agriculture et la construction. Actuellement, ils ont envahi tous les secteurs et il faut à mon avis ajouter à ce chiffre entre 400 000 à 500 000 Syriens actifs». Alors que le salaire minimum au Liban est de 675 000 L.L., un Syrien est prêt à travailler pour l’équivalent de 450 000 L.L., soit 33% moins cher et souvent pour moins que cela. Si on estime que quelque 300 000 Syriens touchent l’équivalent de 300 $ par mois, ceci peut donner une idée approximative de l’argent qui sort du Liban tous les mois.

Forte tension
Pour Béchara el-Asmar, président de la Confédération générale des travailleurs du Liban (CGTL), l’invasion de la main-d’œuvre syrienne a atteint tous les métiers. «A la base, ils n’avaient le droit de travailler que dans l’agriculture et la construction mais aujourd’hui ils prennent la place des Libanais partout. On les voit dans les restaurants, où ils font le service ou dans les cuisines. Ils n’ont aucun diplôme, ni formation et concurrencent les Libanais, qui, eux, sont diplômés de l’Ecole hôtelière». Les plaintes qu’il a présentées contre l’emploi de Syriens dans les restaurants sont restées sans effet. «Malheureusement, le ministère du Travail ne peut pas contrôler tout le pays avec un effectif qui se limite à 40 ou 60 inspecteurs. Il en faudrait au moins 1 000 pour couvrir l’ensemble du territoire».
De son côté, le ministre Pierre Raffoul estime que «le nombre d’ouvriers syriens âgés de plus de 15 ans serait de 930 000 et représentent 65% des réfugiés. Ce chiffre augmente régulièrement». Il ajoute que depuis quatre ans, le ministre syrien de la Réconciliation, Ali Haïdar, avait dit, après avoir rencontré le président Michel Aoun, que la Syrie était prête à œuvrer pour le retour des déplacés. Cependant, le gouvernement libanais de l’époque avait refusé. «De notre côté, poursuit M. Raffoul, nous n’étions pas contre les déplacés mais nous avons bien réalisé qu’ils ne vivaient pas dans la dignité et que nos infrastructures ne pouvaient pas les supporter. D’autre part, les instances internationales ont encouragé les déplacés à ramener leurs familles. Nous leur avons proposé de les aider en Syrie même et non pas dans un pays d’accueil comme le Liban». Dans le même ordre d’idées, Pierre Raffoul souligne que la petite localité de Ersal a accueilli 146 000 déplacés, ne laissant plus d’opportunités de travail aux Libanais. «Certains villages accueillent jusqu’à six fois plus de réfugiés que leur nombre d’habitants. Les Libanais n’arrivent pas à vivre dans ces conditions et ne peuvent pas assurer aux déplacés une vie digne et décente».
Même son de cloche du côté de Ghazi Wazni qui relève que dans la Békaa et au Nord, la tension est très forte entre Libanais et Syriens en raison de la concurrence sur le marché du travail et de l’augmentation des prix de la consommation et des loyers. «70% des Syriens sont dans des situations sociales difficiles dans ces deux régions où le taux de pauvreté dépasse les 50%. Ce sont des régions dangereuses, qui représentent de vraies bombes à retardement».     
Pour le ministre Pierre Raffoul, la priorité est au retour des réfugiés chez eux. La menace d’une implantation syrienne n’est pas négligeable, surtout que les Libanais gardent toujours à l’esprit la question des réfugiés palestiniens, dont le sort n’a toujours pas été réglé par la communauté internationale depuis presque 70 ans. «Des plans sérieux pour implanter les Syriens au Liban existent et c’est la raison principale pour laquelle le ministre des Affaires étrangères, Gebran Bassil, n’avait pas reçu l’ancien secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, lors de sa visite au Liban», révèle-t-il. Pour lui, rien n’empêche le retour d’un grand nombre de déplacés chez eux, surtout que la situation en Syrie n’est plus ce qu’elle était. «Après la victoire de l’armée contre le terrorisme dans le jurd, 30 000 Syriens sont rentrés dans leur pays et aucun n’a été inquiété. Bien au contraire, ils ont été pris en charge par les autorités syriennes. Si l’Etat syrien n’a rien fait contre ceux qui luttaient contre lui, pourquoi s’en prendrait-il à de simples citoyens?».

Entrepreneurs syriens
L’économiste Ghazi Wazni affirme que «62% des déplacés syriens sont âgés de plus de 15 ans, donc aptes à l’emploi, soit 930 000 personnes. Ceci implique que le nombre de déplacés actifs est d’environ 450 000 et représente 31% du total des déplacés syriens au Liban. Les réfugiés syriens actifs se répartissent entre travailleurs, représentant 70% des actifs, soit 315 000 personnes, et les chômeurs dont le taux atteint 30% soit 135000 individus. A ces chiffres, il faut ajouter environ 20 000 enfants syriens qui se trouvent partout sur les routes».
Sans oublier une nouvelle catégorie d’entrepreneurs syriens qui font de la concurrence aux entreprises libanaises. On les retrouve un peu partout dans la capitale. A Hamra, sur la corniche de Manara, à Bourj Hammoud, Sin el-Fil, Nabaa… Il y en a même qui ont repris à leur compte des enseignes célèbres de la vente de sandwiches. Les Syriens qui se trouvent sur place n’hésitent pas à répondre aux questions traditionnelles sur leurs noms, leurs âges, leurs origines géographiques, mais lorsqu’il s’agit de savoir combien ils sont payés et s’ils bénéficient d’une assurance, ils se referment comme une coquille. Ces entrepreneurs travaillent surtout dans la restauration, la vente des fruits et légumes. Dans la Békaa, ils ont même ouvert de petites industries pour la fabrication de douceurs arabes et des produits laitiers. A Bourj Hammoud, un Syrien a ouvert un magasin spécialisé dans la vente de tissus. «Je ne comprends pas l’animosité de certains Libanais envers nous. Nous contribuons à faire rouler l’économie. Je paie un loyer exorbitant pour ma boutique. Je loue également un appartement à Beyrouth qui me coûte les yeux de la tête», confie ce marchand sous couvert d’anonymat à Magazine. Aïda, elle, est une sexagénaire qui a fui Alep en flammes pour se réfugier chez sa sœur au Liban. Elle a trouvé une place de dame de compagnie auprès d’une dame atteinte d’Alzheimer, où elle est logée et nourrie. «Je suis payée moins qu’une Libanaise mais je m’estime très heureuse d’avoir trouvé un poste où je suis prise en charge», dit-elle.
Face à la crise, Béchara el-Asmar réfute le principe selon lequel les Libanais refusent de travailler dans certains secteurs. «Aujourd’hui, les Libanais sont disposés à faire n’importe quoi pour vivre. On les voit même dans des stations-services, phénomène très rare auparavant. Le chômage a atteint 35% actuellement et chez les nouveaux diplômés il grimpe à 40%».  
A cause des déplacés syriens, les salaires des Libanais ont baissé et le taux de chômage a augmenté. La perte par le Libanais de son emploi au profit de son congénère syrien représente un facteur de tensions et de frictions entre les déplacés et les communautés d’accueil, surtout dans les localités du Liban-nord et de la Békaa, ce qui menace la sécurité, la stabilité sociale et la paix civile. L’augmentation considérable de l’offre sur le marché du travail de la part des déplacés syriens pousse à une forte réduction des niveaux de salaire et affecte principalement la classe moyenne et à faible revenus. Selon la Banque mondiale, la présence syrienne a eu des effets négatifs sur le marché du travail au Liban en doublant le taux de chômage, celui-ci passant de 11 à 25 % de la population active, atteignant 34% chez les jeunes».
Le président de la CGTL lance un appel au patronat et aux employeurs pour «l’adoption d’un nouveau contrat social basé sur le respect de l’autre. Il faut privilégier les Libanais. On oublie les 100 000 Palestiniens également présents sur le marché. Les Libanais vont finir par devenir étrangers sur leur propre sol!».  
Pour Ghazi Wazni, «il faut entreprendre des contacts en vue du retour des déplacés dans leur pays, surtout dans les régions sûres. 62% des Syriens ont fui pour des raisons de sécurité et 33% pour des raisons politiques. Leur retour nécessite une décision politique rapide. C’est préférable en termes de situation économique et sociale, les aides internationales étant insuffisantes. Le Liban a besoin de 2,4 milliards de dollars par an pour subvenir aux besoins des réfugiés, il en reçoit moins que 50%».

Joëlle Seif

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