Dernièrement traduit et publié aux Editions Actes Sud, le dernier roman de Jabbour Douaihy, Le manuscrit de Beyrouth, s’ancre dans la perception de l’écrivain et dans l’acte d’écriture.
«Au plus fort d’un été torride qui s’était abattu sur Beyrouth dans la deuxième décennie de ce siècle, un jeune homme aux sourcils relevés en accent circonflexe, comme s’il disait toujours non, descendit d’un autobus flanqué de part et d’autre d’une affiche appelant à ne pas oublier disparus, enlevés et handicapés de la guerre, en serrant près du cœur – à la manière d’un bras cassé ou blessé par balles que l’on porte en écharpe – un épais cahier à reliure rouge». Au fil des mots qui s’enclenchent en images, Jabbour Douaihy fait entrer son lecteur de plain-pied dans le monde de l’édition à Beyrouth. Laconique, drôle, percutant, le décor est ancré, les personnages font leur entrée, entremêlant passé et présent, remontées dans le temps et lignées familiales: le jeune et naïf Farid Abou Chaar, Abdallah, alias Dudule, le patron de l’imprimerie «Karam Frères, 1908», la belle Perséphone, Anis Halawani, Ayyoub… Rapidement, Jabbour Douaihy emporte son lecteur dans un univers où les bouleversements se font lentement, presque inconsciemment, jusqu’à ce que tout bascule. Nous voilà propulsés dans un polar, une intrigue de faux-billets.
ACTE DE RéSISTANCE. Du cœur même de cette histoire d’édition libanaise, jaillit, en filigrane, une histoire plus grande, celle du Liban, celle de Beyrouth, son âge d’or et son progressif déclin, de la ville de tous les possibles vers les paradis de l’argent sale et de la corruption. Mais la grande beauté, la subtilité du roman est à chercher ailleurs, dans la littérature qui s’interroge justement sur elle-même.
Dans Le manuscrit de Beyrouth, les interrogations littéraires émergent essentiellement du rapport qui s’établit avec le protagoniste, Farid Abou Chaar. Héros ou anti-héros, il représente un certain type d’écrivain, une certaine image de l’écriture, largement répandue et célébrée dans nos sociétés arabes: celle du poète-albatros, de l’écrivain-prophète qui attend l’inspiration pour guider sa plume et accoucher de paroles spirituelles censées révéler une vérité absolue. Preuve en est: Farid Abou Chaar a tout simplement intitulé son ouvrage: «Le Livre», où il a «mis toute la substance de (son) être». D’ailleurs son grand-père l’avait prédit: «Le monde produit un génie tous les 100 ans. Il y a eu Khalil Gibran au début de ce siècle, ce sera bientôt le tour de ce garçon».
Oui, dans une première lecture, on aurait aimé percevoir dans Le manuscrit de Beyrouth un hommage à l’imprimerie, à l’édition, à l’écriture, à cet «acte de résistance» qui perdure encore face à la rapidité du monde, face à cette affligeante constatation que «plus personne ne lit». Mais l’écriture de Jabbour Douaihy est beaucoup plus nuancée qu’une simple prise de position aussi tranchée. Elle est double, pétrie dans l’humour et la distanciation, dans le plaisir de l’écriture et le travail assidu, dans le mot juste et la pensée analysante de nos sociétés, et entraîne justement des sourires en biais et une lecture dédoublée.
Nayla Rached