La reconstruction des lignes de chemins de fer au Liban pourrait être un catalyseur pour l’économie, résorberait le chômage et règlerait en partie le problème de congestion du trafic tout en replaçant le Liban au cœur du réseau de transport régional qui le relierait à l’hinterland arabe.
Au Liban, serpentant à travers les paysages vallonnés ou surgissant d’un vieux tunnel, ils sont encore là. Parfois morcelés, ces restes de rails rongés par le temps sont les derniers vestiges de ce qui fut jadis l’un des plus importants réseaux ferroviaires du Moyen-Orient. Patrimoine inestimable trop souvent négligé, témoin d’un âge d’or révolu qui fit du pays du cèdre un territoire prospère et développé, ce réseau pourrait pourtant, avec le concours de l’Etat et la participation d’entreprises privées, revoir le jour. Mais avant de réentendre siffler le train le chemin est long. Le Liban en a-t-il les moyens?
A Rayak, le temps semble s’être arrêté. Disposées entre les arbres et autres herbes sauvages, les locomotives rouillées sont là, figées, comme si elles s’étaient subitement arrêtées en plein travail. L’endroit revêt un peu cet aspect fantomatique des villes vidées de leurs habitants après le passage d’un nuage radioactif. Sur ce site de 35 400 mètres carrés, exceptionnel de par son état de conservation plus de 40 ans après sa fermeture, s’étendait autrefois la gare la plus stratégique du Liban, et pour cause. Véritable nœud ferroviaire, il s’agissait de l’embranchement principal vers la Syrie jusqu’aux villes de Homs et Damas, allant même jusqu’à Mossoul en Irak. Avec ses neuf bâtiments, dont un hôtel, un centre de télécommunications et une billetterie, Rayak était la capitale de la voie ferroviaire du Moyen-Orient et ce, dès 1895. L’endroit est aussi connu pour abriter un immense atelier réparti en 48 bâtiments dans lesquels les ouvriers fabriquaient des pièces de rechange pour les trains et s’occupaient de la maintenance. Quatre décennies plus tard, sous les toitures arrachées des hangars, les essieux abandonnés et les vieilles chaudières n’ont pas bougé. Dans un coin, une machine porte l’inscription Compagnie électrique de Nancy.
Base militaire
Durant la Seconde guerre mondiale, la gare de Rayak est transformée en base militaire où l’on construit des avions pour l’armée française, puis sera considérée dans l’entre-deux guerres comme la station la plus fréquentée reliant les capitales de la région et Damas à l’Europe.
Mais Rayak n’est pas la seule station ayant fait du Liban d’autrefois un pays à la pointe de l’industrie ferroviaire. Sur les 406 kilomètres de voies ferrées qui avaient pour point de départ le port de Beyrouth, de nombreuses gares desservaient le littoral du nord au sud et connectaient entre elles les différentes régions du pays.
Pour Carlos Naffah, directeur de l’ONG Train/Train, qui milite pour la réhabilitation du rail au Liban, «il ne s’agit pas simplement de protéger le patrimoine. L’important est de reconnecter le Liban avec la région et le monde. Le rail a permis dès 1895 de connecter le Liban au Proche-Orient et même à l’Europe grâce à l’Orient Express». Un constat partagé par l’économiste Albert Kostanian, pour qui l’absence de trains a un réel impact social sur le pays: «Le réseau ferroviaire est un liant dans un pays. C’est quelque chose qui lie les gens. Géographiquement et socialement, car c’est un lieu de rencontre. Au Liban, il y a un gros problème d’étanchéité entre les classes sociales, les riches ne rencontrent jamais des pauvres. Le transport public est un creuset d’identité et d’appartenance nationale. C’est très important de rencontrer l’autre et au Liban, on a un gros problème de ce genre… En Inde l’unité est liée au chemin de fer, il raccorde le sud de l’Inde au nord, c’est très visible. Il y a d’autres pays asiatiques où le chemin de fer est le ciment de l’identité et de la cohésion nationale. Au Liban, nous avons besoin de facteurs de cohésion de quelque chose qui nous lie, et il n’y a rien de mieux qu’un chemin de fer».
Solution à la congestion
L’absence des transports publics au Liban a un lourd impact économique sur le pays, mais pas seulement. Pour Albert Kostanian, membre de l’ONG Train/Train et fondateur du cabinet de conseil Arthur D.Little l’impact est multidimensionnel: «Il n’y a pas de solution au problème de la congestion ou de la situation des transports notamment à Beyrouth, sans transports publics. Et l’épine dorsale du transport public, c’est évidemment le réseau ferroviaire. Soit pour l’acheminement des passagers, soit pour le fret, et on méprise souvent le fret dans ce genre de réponse mais il est absolument crucial d’avoir un chemin de fer notamment pour la reconstruction de la Syrie. Plusieurs études ont tenté de quantifier l’impact économique de la congestion ou du manque de transports publics. Ce n’est pas exclusivement relié au transport ferroviaire mais c’est l’absence de transports publics en tant que tel. Les chiffres varient entre 2 milliards de dollars de pertes annuelles (source de la Blom Bank) et 3 milliards de dollars ou 4% du PIB (source de la Banque Mondiale)».
A cela, l’économiste ajoute la perte de temps dans les transports: «Il me semble que dans ces méthodologies de quantification de 2 ou 3 milliards il faut quantifier aussi la perte de temps des Libanais. Elle est très conséquente, certaines études estiment à 16% la perte du temps utile (temps consacré au travail y compris le déplacement)». Autre phénomène, l’absence de transports publics a un effet sur la balance des paiements qui est le solde trans-monétaire du Liban, une grande partie des importations étant constituée d’hydrocarbures. «Si nous développions les transports publics ferroviaires, nous aurons moins besoin d’hydrocarbures, en sachant que 60% de leur consommation au Liban est liée aux voitures privées, donc cela aurait un impact aussi important», affirme Albert Kostanian.
Pour l’hinterland arabe
Plus de 120 ans après la première mise en service de la ligne Beyrouth-Damas et à l’heure où la Syrie s’apprête à entrer dans sa phase de reconstruction, le Liban pourrait tenir le rôle principal dans l’acheminement des matériaux de construction. L’arrière-pays arabe est aussi concerné. Pour Albert Kostanian, c’est une occasion à ne pas manquer: «La Syrie a des problèmes de ports. Elle a une façade maritime assez étroite. Banias, Tartous et Lattaquié sont des ports syriens spécialisés, dont la capacité d’extension est assez saturée et qui ne sont pas extensibles à volonté. Donc, si reconstruction il y a, et que le Liban est préparé en termes d’infrastructures et de transports adéquats, il pourrait y prendre part, d’autant plus que le Liban dispose d’un réseau bancaire assez développé et de services. Ceux qui voudront acheminer des matériaux seront très heureux de le faire à partir d’ici si les infrastructures nécessaires existent. Il faut tenir compte également du facteur de l’hinterland arabe. N’oublions pas que l’Irak a aussi une façade maritime très étroite de quelques kilomètres au niveau de Bassora, au sud-est du pays. Si on avait au Liban un bon chemin de fer, le port de Beyrouth pourrait être celui de l’Irak, voire de la Jordanie, qui a aussi le même problème. La Jordanie a une façade de quelques kilomètres au niveau d’Aqaba qui donne vers la Mer rouge. Tous ces pays ne diposent pas vraiment d’accès convenable à la mer. Le Liban pourrait bénéficier grandement de tout ça».
M. Kostanian insiste aussi sur la nécessité d’une imbrication port/réseau ferré: «Il n’y a pas un port digne de ce nom qui ne dispose pas d’un réseau ferroviaire bien dimensionné, menant au réseau national de fret pour acheminer des marchandises. Donc, c’est un point critique pour la compétitivité du Liban (…). Aujourd’hui, un projet est déjà en cours pour raccorder le port de Tripoli au réseau du nord de la Syrie en direction de Lattaquié et Tartous». Reste encore à réhabiliter le port de Beyrouth…
Occasion manquée
Au Liban, les occasions manquées pour développer les infrastructures ne se comptent plus. Pour M. Kostanian, «tout ce qui a trait à la planification et l’organisation des infrastructures dans le pays est un ratage total, que ce soit au niveau de l’énergie, de la gestion des déchets, de l’eau, des transports… le transport n’est pas un cas isolé». En 2016, la société française Egis Rail, spécialisée dans l’ingénierie des transports urbains guidés et ferroviaires, mène une étude de faisabilité sur 3 lignes de chemins de fer: un train de marchandises Beyrouth-Tripoli (connecté aux 3 ports de Beyrouth, Jounié et Tripoli), une ligne Beyrouth-Tripoli avec 8 trains/heure et un train Intercités Beyrouth-Tabarja avec 8 trains/heure et d’une capacité de 1 200 passagers chacun. Depuis cette date, le dossier envoyé au Conseil du Développement et de la Reconstruction (CDR) est resté lettre morte.
En mars 2018, le Liban reçoit pourtant un prêt de 295 millions de dollars de la Banque mondiale pour «inaugurer la restructuration du secteur des transports en déclin au Liban». Seul bémol, le projet prévoit l’achat de 120 bus BRT (Bus Rapid Transit) pour desservir 40 kilomètres seulement entre les quartiers du nord et le cœur de Beyrouth. Selon la Banque mondiale, cet achat des BRT mobilisera des investisseurs du secteur privé pour un montant entre 50 et 80 millions de dollars. En outre, 250 bus de liaison relieront les gares principales à l’arrière-pays. Un projet absurde selon Carlos Naffah, quand on sait qu’un bus a une capacité maximale de 40 à 50 personnes et que cela ne diminuera pas le problème des émissions de CO2. Le directeur de l’ONG déplore en outre la création de futures voies qu’il ne considère pas comme des solutions durables, comme la portion de Dbayé-Nahr Brahim (2,8 milliards de dollars) et une future autoroute Beyrouth-Tabarja (5,2 milliards) le tout sous forme de prêts issus de la conférence CEDRE.
Mais le Liban a-t-il les moyens d’entreprendre le chantier de la réhabilitation? Non, pour l’économiste Albert Kostanian, et il n’est pas question de faire payer le gouvernement qui, de toute façon, s’en trouverait incapable, d’autant plus que cette fois aucun prêt de CEDRE n’est prévu à cet effet. Pour réhabiliter le réseau ferré, M. Kostanian indique qu’un système de partenariat public-privé serait le moyen le plus efficace. «L’Etat devrait être partenaire de fonds privés pour réhabiliter l’infrastructure des chemins de fer et choisir un opérateur privé international qui soit lui-même opérateur de transports (assurant la circulation, la maintenance, le marketing du transport, au-delà de l’infrastructure). Donc l’Etat n’aurait rien à payer, son rôle serait de réguler, faciliter et mettre à disposition son domaine foncier», estime-t-il. Selon Carlos Naffah, la ligne côtière de Naqoura-Beyrouth est déjà utilisable à 70%, celle de Beyrouth-Tripoli à 97% et celle de Tripoli-Homs a juste besoin d’être réhabilitée sur ses 82 kilomètres.
Un vivier d’emplois
Réhabiliter le réseau ferré comporte un autre atout incontournable: celui de l’emploi. Avec un taux de chômage d’environ 25% (selon les chiffres du ministère du Travail de 2014), le train pourrait être la bonne alternative car les compagnies de chemins de fer sont généralement les plus gros employeurs. «Les réseaux ferroviaires sont de gros employeurs et ce, à tous les niveaux. Il y a une main d’œuvre peu qualifiée, des techniciens, des cadres, des financiers, c’est un secteur qui ratisse très large, il représente des milliers et des milliers d’emplois», d’après M. Kostanian. Des milliers d’emplois qui ne devraient pas coûter une livre à l’Etat car cela doit être pris en charge par le secteur privé, selon l’économiste. «L’Etat doit juste mettre à sa disposition un domaine foncier, il incombe au privé de recruter tous ces gens».
Après quatre décennies d’arrêt et à l’heure où la Syrie voisine se reconstruit, le Liban pourrait saisir l’occasion unique de sortir de son coma économique. Récemment, l’Irak a rouvert sa ligne Bagdad-Fallouja après des années de guerre qui avaient porté un coup d’arrêt à son réseau ferré. Au pays du cèdre et au fil des stations, de Beyrouth à Damas, de Rayak à Homs, de Naqoura à Tripoli, le rail pourrait renaître de ses cendres et redonner au Liban sa dynamique d’antan, quand on entendait encore siffler le train.
Marguerite Silve