Dans son dernier roman, Des Vies possibles, (Seuil), Charif Majdalani rompt avec la thématique des familles libanaises pour explorer sa passion du XVIIe siècle. Un terrain à la fois nouveau et familier où jaillissent, lyriques, les scènes du quotidien.
Il s’appelle Raphaël (ou Raffaello) Arbensis, forme italo-latine de son nom arabe, Roufeyil Harbini, et il fut envoyé à Rome dès 1621, de la montagne libanaise où il naquit, pour entrer au service de la papauté. Voilà le personnage principal du dernier roman de Charif Majdalani, Des Vies possibles, qui renvoie à la passion de son auteur pour le XVIIe siècle, et pour la peinture de cette époque. Autant de sujets qu’il lui était difficile d’évoquer dans ses romans précédents axés sur les familles libanaises, et dans lesquels il s’immerge ici avec un immense plaisir, justement «par le biais de ces jeunes maronites du Mont-Liban qui, au XVIIe siècle, se retrouvaient dans le monde occidental, apprenaient le latin, le grec, le français, l’italien, qui traduisaient, faisaient des recherches, qui se retrouvaient propulsés dans le monde intellectuel. Ces gens-là n’étaient pas très intéressants puisqu’on ne les a pas retenus, mais j’ai trouvé que leur itinéraire était passionnant, car il faisait croiser l’Orient qui débarque en Occident à cette époque qui m’intéresse», confie Charif Majdalani à Magazine.
Que de hasards pour une vie
Fiction biographique, Des vies possibles fait voyager le lecteur de Rome à Venise, d’Istanbul à Ispahan, de Vicence à Paris à Amsterdam. Tout au long de son parcours erratique, Raphaël Arbensis croisera la famille Barberini et ses papes, Corneille, Jan Six et Rembrandt. Et il aurait pu, si le romancier l’avait voulu, croiser même Descartes, Galilée, ou assister à l’Incendie de la ville d’Amsterdam, tellement l’époque était riche et foisonnante. «Je voulais créer un personnage qui circule dans cette espèce de firmament intellectuel» qu’est le XVIIe siècle, le début des temps modernes où l’individu commence à naître.
Balancé dans le monde, comme un astre dans le ciel, libre de toute attache, Raphaël Arbensis refusera pourtant le destin qu’on a choisi pour lui, en quête d’un sens à sa vie, d’un ancrage. Et cet ancrage, il le trouvera dans la famille, et dans la terre. Et pourtant, combien de hasards a-t-il fallu pour que sa vie prenne cette trajectoire, pour qu’elle devienne ce possible parmi une infinité de vies possibles? Cette interrogation sur le destin que tiendra Raphaël Arbensis «est une réflexion possible qu’un homme peut avoir à cette époque», explique Majdalani. C’est aussi une allusion au roman; il suffit de changer un élément de l’histoire pour que ça devienne une autre histoire. Chaque roman est autant de possibilités et on n’en choisit qu’une qu’on estime être la meilleure.
Des vies possibles transporte le lecteur habitué de l’œuvre de Majdalani dans un univers à la fois nouveau et familier, sans qu’il puisse d’emblée expliciter cette sensation ambigüe qui l’empoigne. Charif Majdalani s’attend à ce que son lecteur soit étonné et cela ne le dérange pas. «Ce n’est pas grave, dit-il, c’est bien aussi de toucher un autre lectorat, et de booster un lectorat qui avait peut-être envie de changer du registre des familles libanaises. C’est un livre auquel je tiens beaucoup. Mais pour moi au fond ce n’est pas différent. Raphaël Arbensis aurait pu être un personnage décalé de L’Empereur à pied. Je raconte la même chose, mais tout à fait différemment».
Un dispositif mis à nu
«Il y a certainement, ajoute Majdalani, un choix esthétique très particulier qui consiste à faire en sorte que le dispositif puisse être aussi important que l’histoire». C’est peut-être justement ce dispositif mis à nu qui déboussole le lecteur, de par le style, de par la forme, de par la brièveté des chapitres, de par les images qui se dévoilent. Certains passages, certains chapitres, en effet, semblent suspendre l’histoire narrative du personnage, le temps d’un focus sur la description d’une scène du quotidien. Comme celle qui s’étale dans la totalité d’un chapitre: «Alors qu’il rentre le soir à cheval d’une tournée avec Nicolò, il s’arrête pour regarder dans le couchant une femme qui marche le long d’un canal d’irrigation et que la lumière rasante, hyacinthe et or, rend presque diaphane. Sa silhouette mobile donne toute sa dimension au spectacle du ciel, du canal, des grands noyers et des marronniers qui s’endorment doucement».
«J’aime bien les scènes du quotidien, affirme Charif Majdalami, et les scènes du quotidien, on les retrouve dans la peinture» de cette époque, où elles s’étalent, autour de la scène principale, dans le fond, en arrière-plan. Certaines images, certaines scènes, certains chapitres sont inspirés de la peinture française, italienne et hollandaise du XVIIe siècle, Titien, Vermeer, Caravage…, d’autres sont des tableaux possibles. A mesure que l’histoire de Raphael Arbensis progresse, tout le reste lui servant de décor, par moment, la situation s’inverse: Raphael Arbensis assiste au décor qui devient l’élément principal. «C’est aussi, précise Majdalani, le rêve que le roman devienne hommage lyrique au quotidien. Le roman, aujourd’hui, est ouvert à toutes les autres formes: le roman peut devenir essai, reportage et il peut, par moment, s’arrêter de raconter pour décrire de manière poétique».
Nayla Rached