Voilà un livre qui dérange. Beaucoup. Pourtant, on parcourt les 400 pages de L’Ange de l’histoire (éditions Les Escales) de l’écrivain libano-américain Rabih Alameddine en apnée, comme une longue et terrible descente aux enfers dont on ne sort jamais, rêvant d’un lendemain meilleur. Sauf que…
L’Ange de l’histoire est, en résumé, le récit d’un homosexuel, Jacob, hanté par le décès de ses six amis tous morts du sida. Entre le désir de disparaître et les souvenirs qui l’accablent, sa vie lui revient en flashs, alourdie par les événements de l’actualité: les drones sur son pays natal, le Yémen, les incongruités d’une religion à laquelle il appartient, les couleuvres d’une autre qu’il a dû avaler dans un orphelinat de bonnes sœurs, son arabité dans un monde occidental, son exil dans une société qu’il récuse et surtout son mal-être de poète qui vit en marge d’une société à laquelle il n’arrive pas à s’identifier.
Une âme brisée. C’est à travers le prisme de la réflexion de celui qui «porte en lui toutes les blessures de toutes les batailles qu’il a évitées» que ses flash-backs nous emmènent au bordel du Caire où travaillait sa mère, au pensionnat à Beyrouth où son père biologique l’avait placé, histoire d’avoir bonne conscience, jusqu’à San Francisco où il échoue dans la société impertinente et débridée des homosexuels des années 80. Un environnement glauque, dépravé, léché de sado-machisme, épicé d’infidélités en tout genre, mais où pourtant l’amour n’est jamais loin.
Dans cette ambiance sulfureuse évolue Jacob, qui s’identifie parfois comme Ya’cub, quand il est aux prises de Iblis, le Satan de tante Badi’a, la tenancière du bordel qui l’a bercé et réconforté durant son enfance. Ce même Satan qui ne le lâche plus, arc-bouté sur son ventre et qui lui crache: «Tu ne pourras jamais gagner», ravivant toujours et en tout lieu tout ce qui lui fait mal, notamment ce duel avec la mort qui l’obsède et qui a décapité ses amis les plus proches. Ces compagnons d’infortune qui l’ont rendu esclave de ses hormones, consentant et conscrit. Tous, l’un après l’autre, il les a assistés, soignés, lavés, torchés, lui, dont le statut d’infériorité lui colle à la peau depuis sa naissance.
Superbement traduit par Nicolas Richard, l’ouvrage est truffé d’images fortes et de propos outrageants. Rabih Alameddine ne fait pas dans la dentelle pour cracher les non-dits de tout un chacun. Tout le monde y passe: l’islam et l’arabité qui demeurent aux yeux des «blancs» dans la caste inférieure; les homos qui se vautrent dans la luxure pour défier le monde qui les rejette, les chrétiens qui croient aux saints, et plus spécialement les quatorze «accessoires» (comme Alameddine les surnomme), ces anges-gardiens qui accompagnent notre personnage et qui sont chacun affublés d’un rôle…
Irrévérencieux jusqu’à la provocation. En écorchant au passage les religions, la politique, la sexualité, le statut des Arabes, l’auteur livre des textes d’une virulence extrême. Il n’hésite pas, par exemple, à monter l’histoire d’un homme enfermé dans une cage en plein milieu du salon d’un luxueux penthouse américain, entouré de convives en cravate, curieux de regarder un Arabe qui lit le Coran et qui se trouve affublé de deux bacs à sable, l’un pour se laver les mains en guise d’ablution avant ses cinq prières et l’autre pour faire ses besoins. Au risque de se tromper parfois de bac… Irrévérencieux jusqu’à la provocation, Rabih Alameddine écrira: «Vous n’êtes pas chrétiens, ont dit les bonnes sœurs à nos garçons, penchez-vous en avant qu’on puisse vous fourrer bien profond notre catéchisme supérieur».
Une âme brisée, un avenir de plus en plus sombre, un regard blessé et hanté qui ne dort jamais et qui désire ardemment être interné dans un hôpital psychiatrique pour enfin se reposer. A l’instar du tableau de Klee (Angelus Novus, repris par le philosophe Walter Benjamin) représentant un ange sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard, l’ange de notre histoire livre ses messages douloureux à travers une écriture flamboyante et multiple qui prend tantôt la forme d’une conversation virtuelle avec son conjoint défunt, tantôt celle de nouvelles étonnantes qu’il a écrites, ou encore plus déjanté, à travers un entretien ininterrompu entre Satan et la Mort qui se partagent la pensée de ce pauvre yéménite né au mauvais endroit et à qui la vie n’a pas fait de cadeau.
Un livre époustouflant, spectaculaire, d’une rare violence, L’Ange de l’histoire est pourtant écrit avec finesse, érudition et énormément d’esprit. Un récit qui épingle, enflamme, dénonce jusqu’à la caricature mais où la poésie ne fait jamais défaut. Un roman dont, résolument, on ne sort pas indemne.
Gisèle Kayata-Eid