Thomas Gomart éclaire, à travers son double regard d’historien et de spécialiste des relations internationales, la nouvelle marche de la planète à travers la transformation des rapports de force internationaux et les différents enjeux géopolitiques et donne son analyse des résultats des dernières élections européennes et leur impact sur l’influence extérieure de l’Europe.
Le directeur de l’IFRI (Institut Français des Relations Internationales) commence par s’exprimer sur la vision pessimiste dégagée de son dernier essai qui s’affiche dès sa couverture avec ce titre choc: L’affolement du monde (Ed. Tallandier). Pour Gomart, «l’affolement traduit le changement de rapports de force internationaux (ascension de la Chine, unilatéralisme des Etats-Unis, fragmentation de l’Europe, retour de la Russie), et une forme d’accélération dans les changements internationaux qui s’expliquent par la conjugaison de plusieurs facteurs. D’abord la fin de la convergence entre la Chine et le système occidental, puis la trajectoire de l’Europe qui apparaît aujourd’hui beaucoup plus comme une source d’incertitudes que de certitudes avec une Union européenne (UE) qui a traversé différentes crises (l’Euro, la crise migratoire, le Brexit enlisé, et une cohésion interne qui s’affaiblit). Enfin, le troisième facteur, qui est la raison principale, c’est qu’on est en face d’une dégradation rapide dans le domaine environnemental et une propagation tout aussi rapide des technologies de l’information et de la communication qui redistribue la puissance. Ces trois éléments réunis expliquent cette impression d’affolement et de perte de contrôle et d’emballement que je ressens à travers mes différents déplacements en Europe ou en dehors de l’Europe».
La crise migratoire
Concernant la crise migratoire qui suscite inquiétudes et tensions au sein de la société française et européenne, Thomas Gomart explique que «les flux migratoires provoquent de profondes divisions entre partenaires européens ainsi que dans la société française. Il convient de rappeler que le jihadisme constitue un phénomène distinct de l’immigration musulmane et de l’influence financière des pays du Golfe sur les capitales européennes. Il est indispensable d’examiner les liens éventuels entre ces trois phénomènes pour comprendre comment l’hostilité à l’égard de la France est alimentée et, inversement, comment une partie grandissante de l’opinion française devient hostile à l’étranger».
Nouveau positionnement de l’Europe
Sur sa lecture des résultats des dernières élections européennes courant mai dernier et leur impact sur l’influence extérieure de l’Europe, Gomart développe: «Les résultats des élections européennes traduisent deux aspirations peut-être contradictoires: le besoin de frontières à travers la consolidation des forces nationalistes, qui est à mon avis la réplique au sens sismique du terme de la crise migratoire et l’impression très forte que ces flux ne sont pas contrôlés, et puis la poussée des forces vertes de l’écologie. Ces deux poussées ont des conséquences sur le positionnement international de l’Union européenne avec une volonté d’un plus grand contrôle des frontières d’un côté, et un désir de changer la gouvernance internationale, de l’autre».
Evoquant ce nouveau positionnement, notamment au Levant où l’Europe semble perdre une place traditionnellement privilégiée en tant que troisième voie politique possible, Thomas Gomart commente: «Au Levant, l’Union européenne en tant que telle est très absente, elle reste présente par l’action de pays membres, en particulier la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. La grande difficulté dans laquelle on est, c’est de savoir aussi ce qu’on inclut et le jeu entretenu avec les autres puissances intervenant ou exerçant une influence sur le Levant. Je pense en particulier évidemment à la Russie, à l’Iran et à la Turquie et c’est peut-être en fait par le biais des relations avec ses grands acteurs extérieurs que l’Europe est plus visible et plus efficace».
Et le politologue spécialiste de la Russie d’ajouter: «Ce qui est certain est que la décision du 30 août 2013 prise par l’Administration Obama de ne pas intervenir en Syrie a été un tournant. Ce qui est certain aussi est que l’intervention militaire russe de septembre 2015 et ses conséquences montrent que la nature a horreur du vide stratégique et que la Russie est parvenue à sauver le régime de Bachar el-Assad en lien avec l’Iran. Et effectivement, la Russie fait du Levant le principal théâtre de son retour d’influence globale, et ça c’est tout à fait spectaculaire. Il y a eu une capacité de la Russie de saisir ce moment pour revenir au centre du jeu au Levant aux dépens principalement des Européens».
Risque de déstabilisation régionale
Sur l’absence de l’Europe du nouveau partage d’influence au Levant avec la possibilité de l’avènement d’un nouveau Sykes-Picot, Gomart réagit: «Je ne pense pas que ça soit la bonne image parce qu’on est dans des configurations historiques très différentes et ensuite parce que les aspirations politiques des pays de la région ne correspondent pas à la situation au moment de l’accord Sykes-Picot. Ce qui est frappant, c’est de voir que l’influence exercée à l’époque par la Grande-Bretagne et la France comme puissances mandataires n’a plus rien à voir dans le contexte d’aujourd’hui».
Concernant le climat détérioré dans cette région du monde et les craintes d’une confrontation régionale, Gomart n’exclut pas un «risque de guerre et de déstabilisation important» et insiste sur le fait que «la Syrie reste essentielle à la stabilité du Levant avec des conséquences très fortes pour le Liban voisin. Ainsi, la stabilité régionale dépendra directement de la métamorphose de ce conflit, qui sans s’éteindre, peut rester cantonné aux frontières de la Syrie ou, au contraire s’étendre à l’ensemble du Levant. Dans ce contexte, la nature des relations de l’Iran avec les Etats-Unis, Israël et l’Arabie saoudite, au-delà du seul dossier nucléaire, sera décisif pour certains pays de la région comme la Jordanie et le Liban».
Béchara Bon (à Paris)