Magazine Le Mensuel

Nº 3106 du vendredi 4 octobre 2019

Spectacle

La machine de Turing, au théâtre al-Bustan. L’antihéros qui a changé l’Histoire

Mathématicien et cryptologue au génie tardivement reconnu, Alan Turing a pourtant décrypté Enigma, le code secret des nazis. Le comédien français Benoît Solès l’incarne sur la scène du Bustan, du 1er au 3 novembre.

Il est de ces hommes condamnés à vivre dans l’ombre et dans la souffrance. Lui, c’est Alan Turing, un scientifique britannique de génie et, on le réalisera bien plus tard, le précurseur de l’intelligence artificielle. Turing, c’est aussi un destin hors du commun, à la marge, parce que né dans une époque où l’homosexualité n’est pas admise.
Quand la pièce s’ouvre, nous sommes en 1952. Victime d’un cambriolage à son domicile, le Pr Turing porte plainte au commissariat de Manchester, en Grande-Bretagne. Avec son allure peu conventionnelle et son bégaiement chronique, il n’est pas pris au sérieux par le sergent enquêteur Ross. Sa présence n’échappe pas à la surveillance du général Menzies, pour lequel il a travaillé durant la guerre. L’interrogatoire du sergent Ross prend alors une autre tournure, sans qu’il sache trop à qui il a affaire. Qui est donc ce Alan Turing? Un espion à la solde de Moscou? Un conspirateur? C’est à travers le face-à-face entre les deux hommes — mais pas seulement — que les spectateurs découvriront ce que fut la vie de cet antihéros reconnu sur le tard, maltraité par son propre pays et par l’Histoire. Car Alan Turing n’est pas n’importe qui. C’est lui qui parvient, dans l’anonymat le plus complet, à décrypter le code Enigma des nazis, durant la Deuxième guerre mondiale, permettant de «raccourcir» la résistance du régime hitlérien de deux ans, évitant ainsi des millions de victimes supplémentaires. Cette histoire ne sera connue qu’en 1970, bien après le suicide de Turing. Celui-ci est retrouvé mort sur son lit, en 1954, alors qu’une pomme empoisonnée au cyanure est à moitié croquée près de lui. Un suicide peut-être consécutif à sa condamnation à la castration chimique par la justice britannique pour homosexualité.

INADAPTÉ DE LA SOCIÉTÉ
Sur scène, c’est le comédien Benoît Solès qui incarne le scientifique, l’homme brillant, mais aussi distrait, isolé dans un monde dont il n’adhère pas aux codes sociaux. Un homme brisé par une société qui ignore l’esprit brillant, davantage préoccupée par la bien-pensance d’après-guerre. Benoît Solès, unanimement salué par une critique dithyrambique, a aussi écrit la pièce, mise en scène par Tristan Petitgirard. Dans sa note d’intention, l’auteur confie sa seule certitude: «Ce qui est certain, c’est qu’Alan Turing n’aura eu de cesse que de découvrir comment la nature était ‘programmée’. Cette obsession, a priori scientifique, était selon moi d’une portée quasi-mystique. Turing voulait peut-être tout simplement percer le plus grand des mystères: ‘Qui sommes-nous? D’où venons-nous? Et où allons-nous?’».
C’est un homme passionnant, mystérieux, visionnaire, que Benoît Solès, Amaury de Crayencour (dont la performance d’incarner plusieurs rôles est aussi saluée) et Tristan Petitgirard, invitent à découvrir sur la scène du Bustan. Une pépite théâtrale dénichée par Persona productions, et couronnée des Molières 2019 du Spectacle du théâtre privé, du metteur en scène, du comédien et de l’auteur francophone vivant. A ne pas manquer.

JENNY SALEH

 

 

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