Magazine Le Mensuel

Nº 3107 du vendredi 1er novembre 2019

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La colère des Libanais est justifiée. Une lame de fond

Depuis le 17 octobre, la rue libanaise s’est mobilisée pour dénoncer les mesures d’austérité adoptées par une classe politique accusée de corruption et d’illégitimité. Des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue pour exiger la chute du régime politique. Quelles sont les raisons ayant mené à cette intifada populaire?

La crise au Liban a pris une tournure sociale depuis le début de l’année. Des manifestations et des grèves sectorielles ont secoué les diverses régions pour dénoncer les difficultés qui affectent des franges de plus en plus nombreuses de la population. Mais en octobre, ces troubles sporadiques se sont transformés en soulèvement populaire monstre. Ce véritable cri de colère de la population est le résultat d’une dégradation de l’infrastructure de l’Etat, de la situation économique, de l’absence de vision économique d’une classe politique irresponsable, n’ayant apparemment ni la volonté, ni les capacités requises pour mener les réformes nécessaires, d’une crise financière sans précédent, se juxtaposant à la conjoncture régionale affectant plus particulièrement la jeunesse libanaise, et à une inégalité grandissante entre les plus riches et les plus pauvres dans la phase post-2005.

Situation catastrophique
La situation économique est catastrophique: le Liban souffre d’un ratio d’endettement énorme par rapport au PIB (152%) le troisième au niveau mondial, et d’un déficit budgétaire de plus de 8%. Les réserves en devises de la banque centrale sont en baisse constante, ayant chuté par rapport aux niveaux de 2018 estimées à 42 milliards de dollars selon l’économiste en chef de la Byblos Bank. Elles semblent avoir encore diminué en octobre, pour s’établir à environ 31 milliards de dollars. L’environnement économique est paralysé par la bureaucratie et la corruption généralisée, les revenus touristiques ont baissé de plus de moitié à près de 4 milliards $ ainsi que les exportations qui sont passées de près de 5 milliards à 2,7 milliards, selon l’économiste Ghazi Wazni. Cette paralysie générale résulte également de l’absence de politique économique. La croissance devrait être proche de zéro cette année, les ventes immobilières ont chuté de 40%, a annoncé l’ancien vice-gouverneur de la banque centrale, Ghassan Ayache, qui a ajouté que les revenus du port de Beyrouth avaient chuté de 14% en raison du ralentissement du cycle économique.
Le recours par la plupart des entrepreneurs à des politiciens pour créer de nouvelles entreprises de grande envergure ou obtenir un contrat public exacerbe le sentiment d’injustice grandissant de la population. Le Liban est actuellement considéré comme le 138ème pays le plus corrompu sur 175, selon Trading Economics. L’infrastructure libanaise est désastreuse et les réseaux de voirie, d’alimentation en électricité, d’alimentation en eau et d’assainissement sont insuffisants et peu fiables.
Les Libanais sont convaincus que le système politique basé sur une répartition confessionnelle entre musulmans et chrétiens des fonctions publiques et politiques ne permet pas une distribution équitable des revenus du pays, et contribue à une généralisation de la corruption en raison de la mainmise des grands partis. De plus, les ministres chargés de la gestion des dossiers financiers et économiques ne sont pas tous qualifiés. Les conflits internes constants empêchent également la prise de décision effective nécessaire aux réformes imposées par la conférence des donateurs de Cedre, qui a affecté 11 milliards $ au Liban. En outre, les dernières élections législatives, en  2018, n’ont pas permis une percée de candidats réellement indépendants.

Recul des fonds des expatriés
Le Liban est également affecté par la conjoncture régionale morose, plus d’un demi-million de Libanais travaillant dans les pays du Golfe. En 2017, l’économiste Jad Chaaban, professeur d’économie à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) avait estimé à 330 000 Libanais résidents dans les pays du Conseil de coopération du Golfe: 160 000 en Arabie saoudite, 100 000 aux Émirats arabes unis, 42 586 au Koweït, 25 000 au Qatar et 2 300 à Bahreïn. Ces expatriés avaient contribué en 2016 à hauteur de 60% du total des flux vers le Liban, soit à 7,62 milliards de dollars, ce qui représente 14,7% du PIB sur cette même année d’après le Fonds monétaire international. Aujourd’hui, l’économiste Ghazi Wazni évoque le recul des transferts à 5 milliards de dollars.
Cette baisse combinée à la hausse des taux d’intérêt entrave la capacité des banques commerciales à financer la dette publique, selon l’économiste. Cette incapacité augmente les risques de dévaluation de la livre libanaise. La pression exercée sur la livre libanaise est également attribuée au financement par le Liban des exportations syriennes, à hauteur de 1,7 milliard de dollars supplémentaires au cours des sept derniers mois seulement, selon l’économiste Nassib Ghobril. La crise du dollar que connaît le pays a ébranlé dernièrement le taux de change, habituellement fixé à 1 500 livres libanaises, alors que sur le marché noir il était pratiqué, avant le soulèvement populaire, à 1 800 L.L.. La capacité des banques libanaises et de la banque centrale à résister à la crise est plus préoccupante. Selon Ghassan Ayache, l’actif total des banques libanaises est estimé à 260 milliards et leurs dépôts à 177 milliards. Sur ces 177 milliards, 147 milliards sont sous forme de dépôts à la banque centrale, des prêts en faveur des secteurs public et privé.
Le manque de liquidités en dollars américains menace également plusieurs secteurs vitaux, notamment ceux de carburant, de l’importation de blé et de médicaments. Les importateurs de carburant ont fait grève à plusieurs reprises, provoquant ainsi une ruée des citoyens vers les stations-service. Les clients ne peuvent plus procéder à des retraits en dollars aux distributeurs automatiques, si leurs comptes sont alimentés en livres libanaises. Des mesures qui seraient liées à la volonté de la Banque du Liban (BDL) de limiter autant que possible la fuite de devises dans un contexte de situation financière fragile.

Hausse du chômage
Le chômage est également en hausse. Selon l’ancien ministre de l’Intérieur, Nohad Machnouk, plus de 50 000 Libanais entreraient sur le marché du travail tous les ans, pour 5 000 nouveaux emplois seulement créés tous les ans. Le président de la République, Michel Aoun, aurait indiqué que le taux de chômage touchant les Libanais aurait atteint 46% de la population active. Ce taux élevé, selon le chef de l’Etat, pourrait s’expliquer, en partie, par le remplacement d’une partie de la population active libanaise par les réfugiés syriens qui travaillent à un salaire moindre et cela sans percevoir d’avantages sociaux. Les estimations officielles indiquent que le taux de chômage atteint environ 25% de la population active totale et 35% parmi les jeunes. Selon Nassib Ghobril, ces chiffres restent à prendre avec précaution, les statistiques officielles n’étant pas fiables.
Les Libanais souhaitant quitter le pays sont plus nombreux que ceux qui songent à y retourner, selon un sondage de la société de conseil Gallup. L’indice Potential Net Migration Index (PNMI) était de -4% au Liban sur la période 2010-2012, contre une moyenne mondiale de +13% et régionale de +4%. Ce chiffre ayant certainement augmenté, avec le recul de la croissance sur les deux dernières années.
L’inégalité s’est aussi accrue: entre 2005 et 2014, les 10% les plus riches de la population adulte libanaise ont ainsi perçu, en moyenne, 56% du revenu national généré sur la période. À eux seuls, les 1% les plus aisés, soit un peu plus de 37 000 personnes, ont capté 23% des revenus, tandis que les 50% les plus pauvres, soit plus d’un million et demi de personnes, se partageaient la moitié des revenus du top 1%.

Le ras-le-bol
Les derniers incendies ont ravivé le ras-le-bol des Libanais. Le pays était en proie à la mi-octobre à une série de violents sinistres ayant ravagé de nombreux espaces verts. Les dégâts sont considérables; des centaines d’hectares de forêts sont partis en fumée, leur superficie s’étant considérablement amoindrie au fil des ans en raison d’une urbanisation accélérée. Les hélicoptères, pourtant à la disposition du gouvernement, ont manqué à l’appel, en raison d’un manque d’entretien et le gouvernement a dû solliciter l’aide de Chypre et de la Grèce.
Ces diverses raisons peuvent en partie expliquer la colère des Libanais, qui pour une fois semblent sortis de leur torpeur pour revendiquer leurs droits les plus fondamentaux. La crise économique et financière à venir est telle que même dans le cas d’une accalmie dans la rue, le mouvement de protestation ne va pas disparaître de sitôt.

Mona Alami
 

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