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Paul Khalifeh

Pire que l’extrême

La perception que les Libanais ont de leur classe politique est peu reluisante, pour ne pas dire franchement négative. Ils ne ratent pas une occasion d’exprimer à son égard des sentiments désagréables, qui vont de la déception au mépris. On a vu comment ils sont descendus par milliers dans les rues, fin août 2015, pour hurler leur dégoût et réclamer un vrai changement, avant qu’ils ne découvrent, désabusés, les limites du mouvement de protestation initié par la société civile. Mais on doit reconnaître à cette classe politique une formidable capacité à casser la routine, à créer des situations improbables, à imaginer des schémas fantastiques, suscitant ainsi l’attention de l’opinion publique. A chaque événement, les Libanais croient avoir vu et vécu le summum de l’invraisemblable. Ce n’est, cependant, que pour se retrouver, plus tard, devant un scénario encore plus inimaginable. De coups de théâtre en rebondissements, de transformations en revirements, nos dirigeants parviennent à nous faire oublier le peu d’intérêt que présente la vie politique au Liban. La création de sensations fortes, de sentiments de l’extrême, est, sans conteste, un talent, qui n’est pas donné à tous. Les Libanais sont, tour à tour, submergés par une joie exaltante ou envahis par une affligeante consternation. Ils sont ballottés entre optimisme béat et pessimisme tourmenté, entre bonheur et infortune. Ils sont galvanisés par l’espoir ou dévastés par le désespoir. Le baromètre change à une vitesse vertigineuse, laissant à peine aux Libanais le temps de goûter à la saveur des sentiments, qu’ils soient avenants ou pénibles.
Tout cela, les Libanais le vivent intensément depuis le mois de novembre dernier, lorsqu’ils ont appris, avec perplexité pour les uns, stupeur pour les autres, que Saad Hariri proposait la candidature de Sleiman Frangié à la magistrature suprême. S’agit-il du même Sleiman Frangié, qui était ministre de l’Intérieur le jour où Rafic Hariri a été assassiné, le 14 février 2005? Celui que le 14 mars avait juré de traîner devant le tribunal international; celui dont le péché mortel et impardonnable était d’assumer haut et fort son amitié avec le président Bachar el-Assad?
Passé le moment d’étonnement, les Libanais ont cru pouvoir se remettre tranquillement de leurs fortes émotions. Mais voilà que la classe politique sort de son chapeau une autre surprise, encore plus fulgurante que la première. Dans une mise en scène digne d’un show américain, Samir Geagea annonce son appui à la candidature de Michel Aoun. S’agit-il de ce même Michel Aoun, devenu, selon le 14 mars, une marionnette entre les mains du Hezbollah? De ce général, qui aurait vendu son âme à l’Iran contre une poignée de tapis persans? De cet homme obsédé par l’ambition dévorante d’accéder à la présidence de la République, à n’importe quel prix?
Certes, les hommes politiques prennent le soin de maquiller leur revirement derrière de grands discours sur l’intérêt supérieur de la nation, les dangers exceptionnels qui guettent le pays… blablabla. Mais les Libanais savent parfaitement que tous les repositionnements en politique sont guidés, avant tout, par les intérêts personnels et provoqués par l’évolution des rapports de force.
Aujourd’hui, les Libanais vivent la scène suivante: deux candidats présidentiels, issus théoriquement d’un même camp politique, devenus des adversaires, respectivement soutenus par leurs ex-ennemis politiques… et ce sont leurs alliés qui empêchent leur élection.
Elémentaire mon cher Watson. Même Kafka doit se retourner dans sa tombe.

Paul Khalifeh

 

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