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Nº 3026 du vendredi 6 novembre 2015

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Hôtel Mahrajane, de Robert Solé. «Quand je viens ici, je respire»

L’écrivain et journaliste français, Robert Solé, est venu présenter son dernier roman, Hôtel Mahrajane, au Salon du livre francophone de Beyrouth. Discussion à bâtons rompus avec un amoureux incorrigible de l’Orient compliqué.

 

Après avoir publié une biographie consacrée à Sadate (Anouar, ndlr), vous revenez donc au roman…
Oui. Dans les deux cas, on raconte des histoires, même si, d’un côté, ce sont des histoires imaginaires, de l’autre, des histoires aussi vraies et précises que possible. Le roman est beaucoup plus prenant, plus excitant, plus fatigant aussi. Alors que, dans un essai, on est capable d’évaluer exactement son travail. Le roman, c’est une aventure chaque fois, parce qu’au cours de la rédaction on découvrira des personnages et des situations qu’on n’avait pas prévus, et c’est tout le plaisir de la chose. Cet «Eurêka» de l’auteur qui va découvrir quelque chose qui sera parfois la clé du roman, mais il le découvre en cours de route. C’est très excitant, mais c’est épuisant. Ce que je cherche d’abord, c’est à provoquer une émotion chez le lecteur, le toucher et en même temps le distraire, lui apprendre quelque chose, sans être solennel et le faire réfléchir. Si je réussis ça, ça me va bien.
Et puis la réception d’un roman est parfaitement subjective. L’auteur s’est tellement mis dans son roman qu’il est extrêmement sensible à la façon dont celui-ci sera reçu. On a une peau de bébé quand on publie un roman… Voilà pourquoi j’alterne les deux.

Vous collaborez désormais au magazine Le 1, en parallèle de votre travail d’écriture.
Oui, j’écris un petit billet hebdomadaire dans Le 1, comme je faisais un billet quotidien dans Le Monde. C’est un exercice qui m’amuse beaucoup. Ce qui me plaît c’est la concision, c’est un défi. Il ne s’agit pas de faire un papier de plus, il faut trouver un angle, donner la petite note légère, dans un journal très sérieux.

Hôtel Mahrajane a cela de particulier que vous avez commencé à l’écrire il y a longtemps, avant même Le Tarbouche.
J’avais écrit quelques lignes à 19 ans. Et, 12 ans après, je l’ai repris et un peu développé. Quand, il y a trois ans, j’ai retrouvé tous ces textes, ça ne m’a pas plu. Je n’ai pu écrire Le Tarbouche, concrètement, que quand j’ai accepté de le situer dans l’Egypte. Avec Hôtel Mahrajane, je fais le chemin inverse, je pars dans une ville imaginaire, qui a beaucoup de points communs avec l’Egypte, mais qui n’est jamais citée. Cela me donne beaucoup plus de liberté. Je n’étais pas lié à des événements précis.

Etait-ce un moyen de vous libérer de l’Egypte?
Je ne me suis pas libéré de l’Egypte. Je continue à faire des conférences, des débats, à écrire dessus. Je n’arrive pas à m’en défaire. Dans Hôtel Mahrajane, j’écris des choses que je ne connaissais même pas dans Le Tarbouche. En vingt-cinq ans, j’ai beaucoup mieux connu l’Egypte, le Moyen-Orient…

L’hôtel et les personnages sont-ils issus de vos souvenirs?
Il y a des hôtels qui m’ont marqué, enfant et adolescent, qui m’ont fait rêver, où j’ai pu jouer enfant. Cet hôtel me permettait aussi de marquer une évolution dans le temps. Il symbolise et rend concrète l’évolution d’une société.

Avec toujours ce cosmopolitisme qui vous est cher…
Un cosmopolitisme avec des limites. Dans le roman, vous avez en réalité trois couples, sans en révéler plus, trois histoires de personnages de communautés différentes. Chaque fois, c’est un drame, parce qu’il s’agit d’une cohabitation avec des limites. On s’arrête au pied du lit conjugal. La cohabitation n’en est pas moins très belle.

Ce qui fait écho au Liban…
Ce qui est fascinant au Liban, c’est que c’est le seul pays au monde où des chrétiens et des musulmans ont réussi à gouverner ensemble, quoi qu’on dise. Je n’aime pas le mot «libanisation», cela me choque énormément. J’ai fait un bac français au Liban, à l’âge de 17 ans, à Notre-Dame de Jamhour. Je n’aime pas entendre parler de libanisation de façon péjorative. C’est la cohabitation unique au monde de gens qui peuvent gouverner ensemble, malgré toutes les difficultés, la corruption et tous les défauts de cette société. Mais quand j’entends parler de libanisation au sens d’affrontement, c’est absurde, ça me choque. Le Liban reste malgré tout, quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, un exemple unique au monde. Quand je viens ici, il y a dans l’air que je respire, quelque chose qui me galvanise.

Dans votre livre, vous pointez les contradictions de l’Orient, avec par exemple, le gouverneur, grand amateur de whisky, qui devient pieux du jour au lendemain…
C’est un peu le prototype du notable corrompu et, en même temps, qui assure la stabilité de la chose. Chacun trouve sa place dans ce monde. Il a chaque fois un pot-de-vin et, ensuite, il suit le vent. Si le pouvoir est socialiste, il le devient, s’il se libéralise, il devient libéral. Et puis, quand l’islam deviendra la référence absolue, il se découvrira une piété irrépressible.

C’est typique de l’Orient d’après vous?
Non, je ne pense pas. Mais il y a la dimension religieuse qui est importante ici. Quand la religion devient un signe de respectabilité, c’est ça qui a changé. L’Egypte, par exemple, c’est une société pieuse et conservatrice, depuis l’Antiquité, pour des raisons diverses. Mais la nouveauté avec cette vague de réislamisation des années 70, et depuis, c’est que la religion devient un signe de la respectabilité. Ce n’était pas le cas avant.

A quoi attribuez-vous ce changement?
C’est un repli identitaire complètement paradoxal, puisqu’il a coïncidé avec l’ouverture sur le monde extérieur, avec la fin de la censure, la multiplication des chaînes de télé, l’Internet, etc. La Syrie et l’Egypte étaient complètement fermées.

Cette ouverture a-t-elle été trop rapide?
C’est probablement l’une des causes de ce repli. On se sent agressé par cet Occident omniprésent, dominant. Mais il y a d’autres causes, comme la guerre des Six Jours en 1967, cette défaite terrible qui a fait qu’on abandonne le panarabisme pour se tourner vers la nation musulmane. Tout le monde a exploité la religion, même les laïcs l’ont fait. Les pouvoirs ont exploité les islamistes, ils s’en sont servi.

Comment observez-vous l’évolution de l’Egypte depuis la chute de Moubarak (Hosni, ndlr)?
En réalité, c’est un pays qui a été très secoué depuis 65 ans. Il a passé de la monarchie à un régime militaire, en 1952, avec un coup d’Etat. Puis du socialisme étatique de Nasser (Gamal Abdel-Nasser, ndlr) au libéralisme de Sadate (Anouar, ndlr) et Moubarak. De la guerre contre Israël à la paix. De l’union avec l’URSS à l’union avec les Etats-Unis. Et puis c’est un pays avec une démographie galopante qui l’a changé complètement. Tout ça fait que l’Egypte a été extrêmement bousculée et il y avait une réelle aspiration à la liberté en 2011. Puis les Egyptiens se sont aperçus qu’il ne suffisait pas de renverser un pouvoir autoritaire pour faire naître une démocratie. C’est un long chemin. Et, maintenant, ce qui se passe dans la région fait qu’évidemment le souci de beaucoup d’Egyptiens est le maintien de l’Etat, le rétablissement de l’économie et la sécurité, alors que la Libye s’effondre, la Syrie et l’Irak se sont effondrés, Sissi (Abdel-Fattah, ndlr) apparaît encore comme le garant d’un Etat qui, lui, demeure. C’est un grand pays qui continue à vivre, avec des difficultés.

Comment voyez-vous les élections en cours?
C’est un Parlement sans opposition, avec une très faible participation électorale, du boycottage, on n’en attend pas grand-chose. Mais, enfin, il y a combien de pays dans la région qui peuvent dire qu’ils ont des institutions qui fonctionnent?
 
On a l’impression d’un monde en gestation, qui n’arrive pas à grandir.
On a eu de grands espoirs et de grandes désillusions. En 2011, on s’est dit, c’est la fin de l’exception arabe. Et puis il y a eu les désillusions. On s’est aperçu que quand on enlevait un pouvoir, quel qu’il soit, les choses s’effondraient. On enlève Saddam Hussein, c’est le foutoir, on enlève Kadhafi (Mouammar, ndlr), Moubarak, Assad (Bachar, ndlr), pareil. On est dans un processus long.

Y a-t-il encore des hommes de la trempe d’un Nasser?
Il y a, certainement, des gens qui ne se sont pas révélés. Simplement, le monde n’est plus le même. Nous sommes dans un monde de médiatisation, les données ont un peu changé. Même en Europe, on dit qu’il n’y a pas de gens de la trempe de De Gaulle, Adenauer, Churchill. La moindre chose prend un écho absolument incroyable, sur Internet. Aujourd’hui, on ne peut plus gouverner seul, on est lié à d’autres pays, c’est compliqué. Il y a beaucoup de désillusions, d’espoirs déçus, beaucoup de blessures pas tout à fait cicatrisées, qui font qu’on se retient. Et puis dans le monde arabe, il y a quand même ce désastre culturel, ce manque d’esprit critique, de lecture, d’enseignement de l’esprit critique.
Je ne dirais pas ça du Liban, vous avez encore d’excellents établissements, ce n’est pas vrai partout. Je suis assez admiratif quand je viens ici, y compris pour la langue française, quoi qu’on dise. Moi qui suis un défenseur de la langue française, de la francophonie, quand je viens ici je respire.

Pourquoi le Liban occupe-t-il encore une place à part?
Ce sont les Libanais, eux-mêmes, qui sont des gens entreprenants, qui voyagent, qui sont polyglottes, depuis très longtemps. On vit sur un volcan, mais en même temps, on gère ça, ce mélange de souplesse orientale, d’ouverture sur le monde extérieur, d’audace.

Les pays arabes ont souvent l’impression d’être mal compris par l’Occident…
Les Occidentaux ont une grosse part de responsabilité dans les malheurs de la région, c’est clair, mais nous ne pouvons pas tout leur attribuer. Nous ne pouvons pas dire que les Arabes n’ont pas droit à la démocratie. C’est à eux d’inventer un modèle. Il faut que les Arabes aussi fassent leur examen de conscience et voient leur part de responsabilité dans tout ça: la corruption, les inégalités sociales flagrantes, l’accaparement du pouvoir, le manque de courage, la manière dont on a négligé l’éducation, pour les gens qui ont occupé des fonctions. La facilité avec laquelle on a cédé à l’envahissement de la religion dans les institutions. Tout ça on le paie.

Propos recueillis par Jenny Saleh

Bio en bref
Né en Egypte, Robert Solé a longtemps travaillé au journal Le Monde et collabore aujourd’hui au magazine Le 1. Il a consacré de nombreux romans situés en Egypte, comme Le Tarbouche, Le sémaphore d’Alexandrie, La Mamelouka, ou, plus récemment, Mazag et Une soirée au Caire (éd. Seuil), ainsi que des essais, comme son Dictionnaire amoureux de l’Egypte (éd. Plon), Bonaparte à la conquête de l’Egypte (Seuil) ou, plus récemment, Le Pharaon renversé (Les Arènes), ainsi qu’une biographie de Sadate (Perrin).

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