«Les Etats-Unis d’Amérique forment un pays qui est passé directement de la barbarie à la décadence sans jamais avoir connu la civilisation», disait Oscar Wilde. Pays, qui, aujourd’hui, exerce son hégémonie, surtout au Moyen-Orient, qui «regarde ailleurs», alors que sa «maison brûle», comme l’aurait affirmé Jacques Chirac. Auteur du livre L’Amérique et le Moyen-Orient, Fouad Khoury-Helou revient sur les éléments qui font du Moyen-Orient l’«otage des enjeux internationaux».
Pouvez-vous nous présenter votre livre? Qu’est-ce qui vous a poussé à traiter ce sujet?
Ce livre, L’Amérique et le Moyen-Orient, propose une approche des événements au Moyen-Orient qui correspond plus à la vision des peuples de notre région. Le discours dominant en Occident et aux Etats-Unis met, en effet, l’accent sur l’instabilité et les divisions propres au Moyen-Orient, qui seraient la cause des conflits. Ainsi les phénomènes comme Daech ou autres seraient le produit de notre propre chaos et de nos contradictions internes. Quant aux interventions occidentales, elles seraient plus la conséquence «d’erreurs» et de «maladresses» comme en Irak, que d’une réelle volonté de puissance pensée et réfléchie. Cette approche est erronée, car elle dédouane l’Occident de l’essentiel de ses responsabilités. D’un autre côté, l’explication opposée, souvent véhiculée au Moyen-Orient, est celle de la «théorie du complot»: tout ce qui se produit dans notre région serait fomenté par l’Occident ou Israël. Cette version, par essence excessive, ignore la complexité de la région et le fait que les peuples turc, iranien, kurde, ainsi que les arabes sont historiquement divisés et entretiennent des rapports de force. Le rôle d’Israël est aussi souvent amplifié, ce dernier étant vu comme le grand instigateur des développements en cours. C’est une approche superficielle car l’Etat hébreu, malgré l’influence du lobby pro-sioniste, ne commande pas l’Amérique, qui a des intérêts bien plus vastes. De ce fait, la position d’Israël à long terme est plus fragile qu’il n’y paraît, même si celle des Arabes est loin d’être meilleure. Devant cette opposition entre deux visions contradictoires, le livre propose donc une synthèse plus rationnelle et pragmatique, qui fasse la place à l’opinion des peuples de notre région, tout en s’éloignant de l’idée de «complot».
Dans quelle mesure le Moyen-Orient stigmatise-t-il les principaux enjeux géopolitiques de la planète?
On cite souvent l’importance du pétrole mais, en réalité, l’enjeu est plus d’ordre stratégique et militaire. Le Moyen-Orient est une région fondamentale, car il se situe au carrefour de trois continents, l’Europe, l’Asie et l’Afrique, tout en étant lui-même constitué d’Etats relativement fragiles par rapport aux grandes puissances. Il devient donc inévitablement le champ de bataille où s’affrontent ces puissances. Aujourd’hui, les Etats-Unis veulent perpétuer leur leadership mondial et doivent pour cela empêcher d’autres rivaux comme la Chine, la Russie ou l’Inde de s’étendre. Par conséquent, l’Amérique doit contrôler et occuper militairement le terrain en Asie. Or, le Moyen-Orient est par excellence la porte d’entrée du continent à travers laquelle on accède jusqu’en Afghanistan, au cœur de l’Asie et au point de rencontre de la Chine, de la Russie et de l’Inde. Voilà pourquoi les Etats-Unis ont frappé en Afghanistan et en Irak, tout en tentant de se rapprocher de l’Iran, pivot de la région, et de tracer une carte géopolitique du Moyen-Orient qui s’accommode de cette présence américaine. Cela implique de nombreux soubresauts dans la région, à caractère politico-religieux.
Considérez-vous que le schisme sunnite-chiite constitue l’un des facteurs de l’instabilité régionale?
Le schisme sunnite-chiite est un facteur aggravant, mais ce n’est pas la raison fondamentale. Ce schisme date de la fondation de l’islam, il y a 1 400 ans, et n’a pas empêché cette région de vivre relativement en paix pendant des siècles. En réalité, ce sont les conditions politiques qui mènent à l’affrontement religieux entre l’islam sunnite et chiite. Et ces conditions politiques sont la conséquence de l’intervention internationale qui affaiblit les Etats et les structures locales. Le problème est également dans l’approche de l’islam et de l’islamisme véhiculée depuis des décennies. Aujourd’hui, tout le monde semble s’accorder à dire que l’islam est une religion minée par les contradictions et la violence et qui a absolument besoin d’une réforme. Certes, l’islam, comme toute religion, rencontre des difficultés d’adaptation à la modernité occidentale qui lui a été imposée, et dont les codes et les traditions, notamment le culte de l’individualisme, lui étaient étrangers. Mais, là encore, il faut éviter d’être superficiel lorsqu’on analyse le rapport entre l’islam et la politique. Historiquement, la religion n’influe pas sur la politique; elle est au contraire instrumentalisée par la politique afin d’atteindre des buts précis. Le cas de la Réforme protestante en Europe aux XVIe et XVIIe siècles est éclairant à ce sujet, de même qu’au XXe siècle celui des Moudjahidin afghans nourris d’islamisme afin d’affronter le communisme soviétique. D’ailleurs, la principale institution traditionnelle de l’islam, le califat, est une institution politique qui détient également le pouvoir religieux suprême. C’est pourquoi les sultans ottomans s’étaient arrogé le titre de califes afin de pouvoir gouverner les Arabes musulmans. Fondamentalement, le schisme sunnite-chiite, de même que l’islamisme en général, est un réflexe identitaire et de survie de la part de peuples moyen-orientaux désorientés face à la violence politique et à la précarité économique et sociale.
Quelles sont les conséquences globales de l’instabilité du Moyen-Orient?
L’instabilité frappe essentiellement là où l’Etat est faible. En ce sens, les victimes essentielles sont les peuples du Moyen-Orient eux-mêmes. C’est particulièrement le cas dans les Etats qui ont été détruits et où l’Etat est à rebâtir, notamment la Libye, le Yémen, l’Irak, la Syrie, les Territoires palestiniens, voire dans une certaine mesure le Liban. Cela n’empêche pas des Etats plus solides d’être victimes de l’instabilité issue du Moyen-Orient. Les attentats du 11 septembre 2001 à New York sont encore dans toutes les mémoires, ainsi que, plus près de nous, la récente vague d’attentats en France. Mais il y a une différence de taille: cette instabilité n’empêche pas aujourd’hui ces Etats de fonctionner et de poursuivre leur existence. Le véritable danger est en réalité dans le réflexe sécuritaire qui risque de se généraliser, notamment en Occident, si ces attentats perdurent. On risquerait alors de voir s’installer une ambiance de répression policière et sécuritaire, voire de coordination entre pays, comme l’on a pu en voir certaines prémices après l’attentat contre Charlie Hebdo. Un réflexe tout à fait compréhensible, mais qui créerait des difficultés pour les populations notamment arabo-musulmanes, dont la situation socioéconomique pourrait s’aggraver (comme la difficulté de trouver un emploi) du fait de leur assimilation éventuelle avec les menaces terroristes.
Jusqu’à quand l’Amérique est-elle capable de maintenir son «hégémonie»?
Elle fera tout pour cela, comme l’ont fait avant elle tous les Etats et empires, dont les empires arabo-musulmans. Et elle possède des atouts non négligeables, notamment la force militaire, l’avance technologique, le contrôle des marchés financiers, le rôle du dollar et un réseau d’alliances inégalé dans le monde. Cependant, comme toute puissance dominante dans l’histoire, l’Amérique ne sera pas détrônée par la compétition économique, mais par une guerre. Il a fallu ainsi la Première Guerre mondiale, complétée par la Deuxième, pour que la Grande-Bretagne cesse d’être la grande puissance économique et financière au plan mondial.
L’Amérique, consciente de cela, fait donc tout pour diviser et affaiblir ses adversaires potentiels et pour maintenir sa cohésion interne en tentant de mettre à profit l’arme médiatique.
Quel avenir pour l’Union européenne? La Chine? La Russie?
Elles ne peuvent pas constituer avant longtemps une menace crédible pour les Etats-Unis. La Chine est ceinturée d’adversaires comme le Japon, l’Inde ou la Russie, avec lesquels elle eut de nombreux conflits dans le passé récent. Sa richesse économique est liée de manière excessive au marché américain. Et elle fait face au déséquilibre entre les zones côtières du pays et l’intérieur nettement moins développé, ce qui est source d’instabilité. La Chine va donc devoir encore longtemps se concentrer sur elle-même.
L’Europe, elle, est minée par ses divisions. C’est une construction inachevée qui a besoin de réformes drastiques pour prendre véritablement corps. Et la question de la Grèce n’a fait que montrer encore plus l’étendue des différends internes.
Enfin, la Russie rencontre de graves problèmes. Malgré son attitude défiante, elle a une démographie en recul et dépend trop de ses exportations de pétrole, c’est-à-dire du bon vouloir de ses clients. Et elle fait face à de nombreux défis sur l’ensemble de ses frontières (Ukraine, Caucase, Extrême-Orient). La Russie vit historiquement un complexe d’encerclement, qui a depuis toujours justifié l’autoritarisme du pouvoir. On ne voit pas comment elle pourrait en sortir à court terme.
Propos recueillis par Natasha Metni