Le suspense est terminé. Au soir du 26 mars 2014, le maréchal Abdel-Fattah el-Sissi a annoncé, dans une allocution télévisée, son intention de briguer la présidence de la République. Si le chemin vers la présidence est déblayé, la tâche qui l’attend est pharaonique.
Denise Ammoun, Le Caire
Ses partisans, et ils se comptent par millions, attendaient avec impatience cette déclaration officielle. Le 11 janvier, à la veille du référendum relatif à la nouvelle Constitution, Abdel-Fattah el-Sissi avait posé deux conditions pour poser sa candidature: «l’appel du peuple et l’aval de l’armée».
Les deux conditions ne faisaient aucun doute. De plus, au matin du 27 janvier, le président p.i. de la République, Adly Mansour, a décerné au général Sissi le titre de maréchal pour services rendus à la patrie. Dans l’après-midi, le Conseil suprême des forces armées (CSFA) a demandé à son chef de répondre à l’appel du peuple en qualifiant cette réponse d’«obligation».
Les jeux sont faits. Le maréchal doit quitter ses fonctions de ministre de la Défense et de commandant en chef de l’armée, afin de poser sa candidature à la course présidentielle. La nouvelle Constitution interdit à un militaire de briguer la première magistrature de l’Etat. Mais du 11 janvier au 26 mars, Sissi ne se prononce pas.
Son silence entretient diverses rumeurs: le maréchal préfèrerait conserver ses fonctions actuelles, peut-être plus importantes que celle d’un président, pour continuer d’être l’homme fort du pays. Un président doit trouver des solutions aux graves problèmes de l’Egypte, tandis que le chef de l’armée doit strictement assurer l’inviolabilité des frontières, et la sécurité interne.
Dans un autre registre, les journaux officiels affirment que le maréchal doit régler certains problèmes d’intérêt majeur avant de quitter son poste. Son voyage en Russie, l’accueil chaleureux de Vladimir Poutine, et la signature d’accords portant sur des achats d’armes s’élevant à trois milliards de dollars (somme qui sera réglée par l’Arabie saoudite) en sont la preuve.
La presse occidentale n’est pas aussi complaisante pour le maréchal. Certains journaux l’accusent d’entretenir un mystère, savamment orchestré, pour faire monter les enchères relatives à son élection.
Le stade des questions et des réponses est désormais dépassé. Abdel-Fattah el-Sissi souhaite devenir le président de la République d’Egypte.
La joie des masses
La joie des masses s’explique par le respect et l’admiration qu’inspire ce personnage. Depuis qu’il a destitué l’islamiste Mohammad Morsi et suspendu la Constitution qu’il voulait imposer au peuple, depuis qu’il a éliminé «l’islamisation de l’Egypte selon les préceptes de la confrérie», Abdel-Fattah el-Sissi est un héros. Il a sauvé le pays de l’anarchie, de la guerre civile et du despotisme des Frères musulmans.
La population égyptienne a besoin d’un père. Gamal Abdel-Nasser l’a été. D’où le rapprochement entre Sissi et Nasser, d’où l’affirmation: «Le maréchal Sissi est un nouveau Nasser». Dans les rues du Caire, on vend des posters où l’on retrouve côte à côte les visages de Sissi et de Nasser. On vend aussi des tasses de thé, des t-shirts et des chocolats à l’effigie de Sissi. La dernière réalisation est la vente de cartes d’identité fictives. L’imitation de la carte officielle est parfaite, elle porte la photo du maréchal, ses lieu et date de naissance, et sa profession: «Sauveur de l’Egypte».
Les Egyptiens savent peu de chose du super-héros qu’ils acclament. L’an passé, à pareille époque, ils connaissaient tout juste son nom. Le 12 août 2012, ils l’avaient vu à la télévision prêter le serment ministériel devant Mohammad Morsi. Ils avaient admiré ce militaire robuste, élégant dans son uniforme de commandant en chef de l’armée, traversant d’un pas ferme la salle présidentielle. Ce général de 58 ans, le plus jeune membre du CSFA, remplaçait un maréchal de 76 ans. Un saut de génération voulu par la jeune garde qui l’avait recommandé à Morsi pour «ses qualités exceptionnelles» selon la Mena, l’agence de presse officielle de l’Egypte.
Morsi n’avait pas hésité. On lui avait appris que Sissi était pieux, conservateur, marié à une femme voilée. De plus, l’un des cousins de son père, Abbas el-Sissi, avait été en son temps l’un des dirigeants de la confrérie. Le chef de l’Etat pense mettre l’armée au pas grâce à un patron qui lui doit sa fonction.
La réalité est bien différente. Sissi avait accepté son poste pour redorer le blason de l’armée terni par la gestion maladroite de la vieille garde pendant les années de transition. Brillant militaire, il avait fait ses études à l’Académie Nasser, puis en Angleterre, et enfin à l’Ecole de guerre des Etats-Unis. Engagé dans l’infanterie, il avait connu une ascension fulgurante avant de devenir le chef des Renseignements militaires.
Les membres du CSFA sont ravis. Mohammad Morsi n’aura pas le champ libre, et ils continueront à mener le pays sans paraître sur la scène politique. Le général Sissi a une forte personnalité, et beaucoup de charisme. Morsi ne le soupçonne pas. Il n’a pas la moindre intention de laisser le chef de l’Etat s’immiscer dans les affaires militaires, mais Morsi ne le sait pas.
Un bon stratège
En bon stratège, Sissi adopte pendant plusieurs mois un profil bas. Mais lors de la finalisation de la Constitution par une commission en majorité islamiste, il prend soin de garantir à l’armée une large autonomie de décision, et la gestion de son budget. Il commencera à s’ingérer dans la vie politique quand le président Mohammad Morsi promulguera, le 22 novembre 2012, une «Déclaration constitutionnelle» qui lui assure les pleins pouvoirs dans le pays, et place ses décisions au-dessus de tout recours.
Le même soir, les chefs des principaux partis d’opposition – Mohammad el-Baradeï (ancien patron de l’AIEA), Amr Moussa et Hamdeen Sabbahi, tous deux anciens candidats à la présidence de la République, se réunissent au siège du parti al-Wafd, et décident de rompre toute relation avec Mohammad Morsi jusqu’au moment où il annulera sa déclaration constitutionnelle.
Les jours suivants, les partisans de l’opposition et ceux de Morsi commencent à s’affronter dans certaines rues du Caire. Il y aura des morts et des blessés. Sissi fait publier un communiqué: «Faute de pourparlers, l’Egypte emprunterait un sentier obscur qui déboucherait sur un désastre. Ce que l’institution militaire ne saurait admettre».
C’est le premier avertissement. Le pouvoir n’en tient pas compte.
Le ministre de la Défense prend alors une décision audacieuse, conforme à son caractère. Soucieux de rétablir la sécurité du pays, il s’octroie un rôle d’intermédiaire et tente d’organiser une table ronde entre le pouvoir et l’opposition. Le président Morsi accepte, et les chefs de l’opposition, par une sorte de miracle dû à l’éloquence du général, ne refusent pas.
Une heure avant la rencontre, un porte-parole militaire annonce «le report sine die du dialogue proposé par l’armée». Morsi s’est récusé au dernier moment, probablement sous la pression du guide suprême et des membres du Conseil de guidance.
Le général Sissi considère ce refus comme un affront personnel. C’est le point de non-retour avec Morsi.
La suite des événements est encore dans toutes les mémoires. Le 5 décembre, l’opposition organise une manifestation pacifique devant le palais al-Ittihadiya où Morsi travaille. Son domicile est dans le Nouveau-Caire. Les manifestants sont malmenés par des miliciens de la confrérie, et Morsi quitte le palais en toute hâte. Les opposants, désarmés, seront battus et, parfois torturés.
Le 15 décembre, un référendum, boycotté par l’opposition, approuve la Constitution islamiste. Les premiers mois de l’année 2013 sont marqués par des violences au Caire, à Alexandrie, à Suez, à Port-Saïd… Des jeunes gens prêchent la rébellion, al-Tammarod. Les partis d’opposition les soutiennent, et l’armée laisse faire. En juin, Morsi met le feu aux poudres en décidant de rompre ses relations avec la Syrie de Bachar el-Assad et en brandissant le drapeau de l’opposition syrienne. Le général Sissi réunit les membres du CSFA, afin que la décision soit commune: la destitution de Mohammad Morsi.
La révolution de 30 juin 2013 réunit plus de vingt millions de manifestants qui réclament le départ de Morsi et une élection anticipée. En fin de journée, des hélicoptères portant d’énormes drapeaux égyptiens survolent la place Tahrir au son des acclamations: «Morsi n’est plus président, Sissi avec nous».
Le 1er juillet, le général donne quarante-huit heures au raïs pour répondre aux demandes du peuple. Le 3 juillet, à 21h, Sissi paraît sur toutes les chaînes de télévision et donne lecture de la Feuille de route. Morsi est destitué, la Constitution suspendue, le président de la Haute Cour constitutionnelle, Adly Mansour, devient le président p.i. de la République égyptienne…
Les Frères musulmans ne sont pas exclus du pouvoir transitoire, mais ils refusent de participer et lancent leur propre révolution contre «un coup d’Etat militaire». Les Etats-Unis et l’UE sont plus proches de la confrérie que du nouveau gouvernement.
Il y aura en août la fin des sit-in des Frères à Rabaa Adawiya et an-Nahda, ainsi que les attentats contre les Coptes, à travers l’Egypte, lancés par la confrérie. On affirme que 800 manifestants sont morts à Rabaa…
On compte aujourd’hui, selon Amnesty International, 1 400 morts en Egypte et des dizaines de milliers de blessés. Policiers et soldats sont au nombre des victimes.
Depuis le 14 août, la liste des attentats, souvent quotidiens, contre les forces de l’ordre est des plus graves.
19 août 2013: 25 policiers sont tués dans le Sinaï; le 7 octobre, 5 soldats sont abattus dans le nord du pays; le 20 novembre, 20 soldats dans le Sinaï… En 2014, des attentats visent également des commissariats et des policiers au Caire, à Alexandrie, à Suez… Un hélicoptère de l’armée est abattu fin janvier dans le Sinaï, et le 16 février, pour la première fois, les jihadistes s’attaquent à des touristes à Taba…
«Quiconque s’imagine que la violence fera plier l’Etat et les Egyptiens doit revoir sa politique. Nous ne resterons jamais silencieux devant la destruction du pays». C’est le mot d’ordre lancé par le général Sissi.
Mais le terrorisme a terrifié les tours touristiques. En 2013, le tourisme en provenance de l’Hexagone a chuté de 40%, tandis que l’économie du pays est au bord de l’asphyxie. L’Egypte poursuit sa route grâce aux emprunts et aux dons des pays du Golfe à l’exception du Qatar. 40% des Egyptiens vivent au seuil de la misère, avec deux dollars par jour; le chômage, dont le taux officiel est de 12% pour une population de 88 millions, serait en réalité de 18%, dont 46% dans la tranche des 20-24 ans.
Abdel-Fattah el-Sissi n’ignore aucun chiffre. La courte allocution qui a accompagné l’annonce de sa candidature en est le reflet. D’une voix grave et émouvante, il a dit: «Des millions de jeunes gens n’ont pas de travail. C’est inacceptable… Des millions d’Egyptiens n’ont pas les moyens de se soigner, c’est inacceptable… L’Egypte est un pays riche et puissant, il ne peut pas vivre de dons et de prêts…».
C’est déjà l’esquisse du programme qui sera publié ces prochains jours. Un atout du général, selon ceux qui ont collaboré avec lui, c’est qu’il «tient toujours parole». Mais la tâche est rude, et il ne l’ignore pas.
Origines modestes
L’homme le plus populaire d’Egypte tient à préserver sa vie de famille. Il faudra une enquête sérieuse pour apprendre qu’il est né à Gamaleya, le vieux quartier islamique du Caire chanté par Naguib Mahfouz, le prix Nobel 1988. Dans ce quartier peuplé de mosquées, l’appel à la prière retentit quatre fois par jour, et la piété est naturelle. Son père, propriétaire d’une boutique de marqueterie, était un homme très pieux. Abdel-Fattah a deux frères et cinq sœurs: l’aîné est commerçant et le plus jeune est juge. Les sœurs sont mariées et portent le voile, sa femme aussi.
Le favori à la course présidentielle a trois fils et une fille. Les trois garçons sont officiers dans des branches différentes de l’armée. Le fils aîné a épousé la fille du chef des Renseignements militaires, le poste qu’occupait Sissi. Sa fille s’est mariée, fin 2013, au fils du gouverneur du Sud-Sinaï. En somme, l’armée, c’est la grande famille.
«C’est un général calme». C’est la première qualité de Sissi, et tous les Egyptiens l’ont constaté. Ses professeurs, à l’Ecole de guerre américaine, l’affirment aussi. Il s’exprime dans l’arabe dialectique, et sourit souvent. Mais ce n’est pas un adepte de la nokta, cette petite histoire drôle dont les Egyptiens raffolent. Il aime la lecture, strictement des livres d’histoire, et le sport. Dimanche dernier, il se promenait en bicyclette dans les rues voisines de sa maison, au Tagammoh No5, dans le Grand Caire. Et les réseaux sociaux ont commenté cette promenade: «Bravo Abdel-Fattah, on t’aime».
Sissi s’est juré de rétablir la sécurité en Egypte et d’éradiquer le terrorisme. Il a cependant tendu la main aux islamistes qui ne sont pas poursuivis par la justice. Ils ont aussitôt refusé cette main tendue. Il ne sera pas facile de «rebâtir l’Egypte», le slogan favori du candidat.
Denise Ammoun
Les dates-clés
♦ 12 août 2012: Abdel-Fattah el-Sissi est nommé ministre de la Défense et chef de l’armée.
♦ 22 novembre 2012: Mohammad Morsi s’attribue les pleins pouvoirs.
♦ 30 juin 2013: des millions d’Egyptiens réclament le départ de Morsi.
♦ 3 juillet 2013: Morsi est destitué par l’armée.
♦ 11 janvier 2014: le général Sissi révèle ses ambitions politiques.
♦ 26 mars 2014: Sissi est candidat à la
présidence de la République.