Chercheur auprès de l’Observatoire religieux d’Aix-en-Provence. Conférencier, il enseigne à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence et à la Faculté théologique protestante de Paris. Il publie, en 2004, un livre de référence: Les nouveaux penseurs de l’islam. Il revient cette année au Salon du livre de Beyrouth avec un nouvel ouvrage Le Coran expliqué aux jeunes. Magazine l’a rencontré.
Est-ce votre premier Salon du livre au Liban? Que représente ce salon pour vous?
C’est le deuxième pour moi, le premier était en 2006 pour mon livre Les nouveaux penseurs de l’islam. Là, je reviens avec Le Coran expliqué aux jeunes. Je trouve intéressant de voir comment au Liban, pays très confessionnel, on vit le religieux au quotidien. Comment on fait place à l’autre et on construit une société lorsqu’on a autant de confessions différentes? Comment impactent-elles l’institutionnel surtout quand aux alentours du pays il y a un embrasement? Comment le religieux peut-il être utilisé comme un carburant politique? Comment, aussi, le recours au religieux peut mobiliser les imaginaires? Et comment on reconstruit des luttes parfois meurtrières entre notamment − dans le monde musulman pour aller très vite − sunnites et chiites? C’est quelque chose de difficile à comprendre. C’est pour toutes ces questions qu’il est intéressant pour moi d’être ici.
Pourquoi et comment Le Coran expliqué aux jeunes?
Ce livre Le Coran expliqué aux jeunes, après Les nouveaux penseurs de l’islam où j’ai essayé de mettre en avant un certain nombre d’intellectuels musulmans − que ce soit de l’Afrique du Sud, du Maghreb, d’Iran et d’ailleurs − qui essayaient d’allier à la fois une méthodologie classique de l’exégèse musulmane combinée avec les sciences humaines que nous enseignons dans nos universités occidentales pour lire le Coran, j’ai compris, avec les étudiants français, marocains et d’ailleurs, qu’il fallait savoir ce qu’est ce texte avant de chercher à savoir comment le lire. Qu’est-ce que le Coran? Quelle est cette parole? Dans quel contexte elle émerge? Comment rencontre-t-elle la matrice biblique?
Quelle est votre vision du Coran?
Le Coran évoque toujours les figures bibliques et les retraduit dans sa propre perspective. Il omet certains éléments pour mieux s’attarder sur d’autres et pour émettre, au final, son propre discours. J’ai voulu écrire ce livre-là, Le Coran expliqué aux jeunes, pour transmettre au public un certain nombre de savoirs universitaires sur l’histoire de l’islam. Pour une grande partie, c’est encore une histoire sacrée où on mêle à la fois le mythe, la légende et l’histoire. Dans les pays musulmans, il y a encore un excès de mémoire et un déficit d’histoire remplacé par des fantasmagories, des représentations et un imaginaire qui dépasse ce qu’est le premier islam. Vous faites ce travail archéologique pour essayer de revenir à la société matérielle, c’est-à-dire celle où le divin se calque sur la société, vous arrivez à un autre type d’islam. C’est ce travail-là que j’ai voulu faire pour dire aux gens: Attention il y a le Coran – la Sira – élaborée au XIXe siècle et il y a le Hadith, qui ne s’est imposé qu’au XIXe siècle, lors d’un combat idéologique entre le groupement des rationalistes de l’islam, les Mortazila et les Hanbalit. Le Hadith ne deviendra une source secondaire de l’islam qu’au XIXe siècle. Quand on essaie de revenir au VIIe siècle et de voir le sens que lui donnaient les gens de l’époque, on arrive à quelque chose de complètement différent. J’utilise ce regard dans un aspect comparatif avec la Bible grecque et les Evangiles. Il faut distinguer entre le Mohammad de l’Histoire tel qu’il peut apparaître dans le Coran et celui de la foi tel qu’elle apparaîtra dans la Sira et dans le Hadith. Nous avons cette même distinction entre Jésus de Nazareth et Jésus-Christ où il y a tout un travail d’idéalisation, théologique, un travail de la croyance religieuse qui a été fait, c’est pareil pour nous musulmans. Si vous prenez le poids des mots et le choc des images qu’ils véhiculent dans cette société du VIIe siècle, vous voyez que, par exemple, islam ne veut pas dire soumission, mais une forme d’alliance avec la divinité en termes de sauvegarde, on est loin de la soumission car, dans cet espace du VIIe siècle, on ne se soumet pas.
Vous avez dit que la parole coranique à l’origine n’est pas une parole qui s’adresse directement aux musulmans. Pouvez-vous expliquer?
Lorsque cette parole émerge, elle s’adresse à des destinataires complètement différents et inscrits dans d’autres croyances. C’est une croyance païenne, une religion ancienne des Arabes, elle s’adresse à des gens qui ont entendu parler de la Bible hébraïque, des évangiles etc… Le Coran s’adresse à cette communauté pour une alliance active et c’est cette communauté de fidèles qui, peu à peu, sort de l’Arabie du VIIe siècle et se définit bien plus tard. Le problème c’est que si vous dites tout de suite les musulmans, l’islam, si vous projetez sur le texte des situations ultérieures à d’autres époques, vous ne faites plus une lecture historique, vous faites une lecture rétroprojective. Vous lisez l’islam à partir de ce qu’il est devenu et non à partir de ce qu’il pouvait être à l’origine. L’islam primitif s’adresse à des gens, des tribus qui sont là, cette lecture une fois déconnectée de son contexte cela deviendra «O vous les hommes» d’une manière universelle, mais à l’origine le Coran s’adresse aux tribus du Sahara, à l’ethnie arabe. L’islam primitif de l’Arabie va à la conquête de nouveaux espaces, il n’est pas là pour convertir les gens. Pendant un siècle, pour devenir musulman, il fallait appartenir à une tribu arabe. C’est seulement à partir de 750 où l’empire est devenu important et que l’on aura un changement sociologique que l’on peut se rattacher à l’islam. Mais pendant très longtemps, les gens n’avaient pas intérêt à ce que les autres se convertissent, ils préféraient plutôt qu’ils paient un impôt. L’islam n’est pas, à la base, universel.
Vous parlez de deux dimensions du prophète?
Il y a la version historique et l’autre religieuse. On ne peut pas se fier pour savoir ce qu’était la vie de cet homme, uniquement à ce qu’il y a dans la Sira et le Hadith, car on a déjà un processus d’idéalisation. On a déjà une figure de prophète qui parle aux gens du XIXe siècle. Vous savez quand le Coran rencontre la matrice biblique, quand il use de cette matrice, il «coranise» les figures bibliques. Deux siècles plus tard, les néo convertis, qui sont des juifs et des chrétiens, vont «bibliser» Mohammad et le Coran, donc dans leur tête ils ont un schéma de pensée de ce qu’est un prophète. Il faut bien faire la différence entre Mohammad de la foi et l’homme de l’histoire, ce qu’il pouvait être. D’après le Coran, Mohammad part avec trois handicaps dans la société. Il n’est pas appelé prophète tout de suite. A La Mecque, il est connu comme avertisseur, il a la fonction tribale d’un inspiré qui doit avertir sa tribu d’un danger imminent. Son premier handicap, selon le Coran, est qu’il est orphelin, un orphelin dans une société patriarcale n’a pas droit à la parole. Selon la tradition islamique, il épouse une femme plus riche et plus vieille que lui, et troisième élément, il est traité de châtré et il ne peut pas avoir de descendance mâle. Il part avec ses trois handicaps pour se faire entendre de son clan. Il subit l’expulsion comme le dit le Coran. Tant qu’il était dans son clan, il était protégé, une fois éloigné, il met en place une confédération tribale et passe à l’action pour rallier les siens, sa tribu. La violence avait cet objectif mais non une violence gratuite. Je dirai même que la dispute avec les juifs de Médine, c’était une violence verbale avant de passer à l’acte, non pas pour une guerre religieuse, impensable à l’époque car on ne se bat pas pour une croyance, mais cette troisième tribu juive massacrée subit cela car il y a une rupture tribale, une trahison.
Pourquoi le Coran pour les jeunes? Votre livre est-il bien passé auprès d’eux?
Il s’adresse aux jeunes car je me suis posé des questions pendant plus de vingt ans et à l’époque, j’aurais souhaité avoir ce genre de livre pour pouvoir y répondre, car ce que je trouvais ne me satisfaisait pas! J’étais partagé entre ce que j’entendais au sein de la famille, à la mosquée, et ce que je découvrais, ce qui crée une tension interne mais éducative! Dans mon métier d’enseignant, je vois la violence qu’il peut y avoir dans mon propos. Il s’agit de pédagogie. Je parle sous le registre du chercheur, ce n’est pas celui de l’imam, celui de la foi. L’un peut éclairer l’autre. Pour moi, l’un n’empêche pas l’autre, mais pour beaucoup cela crée des problèmes. Toutes les religions sont passées par là. J’ai voulu donner des outils pour comprendre.
Anne Lobjoie Kanaan