Magazine Le Mensuel

Nº 2861 du vendredi 7 septembre 2012

Monde Arabe

Les enjeux de la crise syrienne. Vers un monde multipolaire?

La crise en Syrie se traduit par un bras de fer entre les grandes puissances mondiales qui s’affrontent par procuration sur le territoire syrien. Au cœur d’enjeux stratégiques complexes, Damas sera-t-il le berceau du nouvel ordre mondial?

Lancée en mars 2011 dans la foulée du Printemps arabe, la révolte populaire en Syrie s’est militarisée face à la répression. Le soulèvement armé cède la place aujourd’hui à une guerre civile aggravée par des tensions ethno-communautaires qui menacent de fragmenter le pays et d’embraser l’ensemble du Moyen-Orient. Au fur et à mesure que le conflit se prolonge, l’armée syrienne durcit ses opérations contre la guérilla. Menée essentiellement par des factions islamiques hétérogènes, cette insurrection opère sous la bannière fictive de l’Armée syrienne libre (ASL) et se radicalise sous l’influence des Frères musulmans et des fonds en provenance d’Arabie saoudite et du Qatar. Une partie des Syriens accusent désormais les islamistes et les pétromonarchies du Golfe de leur avoir «volé» leur révolte.
Au grand dam de l’opposition laïque, l’internationalisation de la crise complique davantage la solution et détourne la révolte de ses objectifs initiaux, à savoir la transition du despotisme au pluralisme politique. Le conflit prend l’aspect d’un bras de fer entre les puissances mondiales par acteurs interposés.

Briser l’axe syro-iranien
Dès le début de la crise en Syrie, Washington affirme qu’une occasion unique se présente pour obtenir la reddition politique du régime syrien, perçu comme une entrave à la pax americana au Proche-Orient. Le 1er août 2011, l’ambassadeur américain à Damas, Robert Ford, déclarait aux sénateurs au cours d’une audition au Capitole Hill, que les Etats-Unis seraient en mesure de remodeler la région conformément à leurs intérêts. «Le changement en cours en Syrie crée une véritable occasion pour réduire l’influence de l’Iran et du Hezbollah dans la région», estima Ford.
L’objectif annoncé par Washington consiste à briser l’axe syro-iranien, allié à l’Irak, au Hezbollah et au Hamas. Cet axe clame ouvertement son hostilité à l’ordre régional américain au Moyen-Orient et s’oppose aux alliés indéfectibles des Etats-Unis dans la région, à savoir les pétromonarchies du Golfe et Israël, qui occupe les Territoires palestiniens et le Golan syrien. Les livraisons d’armes aux rebelles syriens et la transformation de la Syrie en un Etat défaillant, sont un prélude à une éventuelle offensive militaire israélo-américaine contre l’Iran, dont le programme nucléaire suscite une polémique hystérique dans les médias occidentaux, contrairement à l’arsenal nucléaire israélien (voir encadré).
Le chaos qui sévit dans les zones volatiles en Syrie offre par conséquent aux jihadistes étrangers un terrain de choix pour porter la guerre sainte contre le régime «athée» de Damas. Rééditant le précédent afghan des années 1980, les services de renseignements américains et européens canalisent l’aide militaire aux combattants pro-occidentaux par l’intermédiaire de l’Arabie saoudite et de la Turquie, qui abrite des bases de l’Otan. «Tant que les jihadistes sont engagés à combattre l’Iran et leurs alliés arabes, nous devons les soutenir discrètement», estime le journaliste américain Gary Gambill dans un article du Foreign Policy, publié le 23 août dernier.

Moscou prône le multipolarisme
Deux camps diamétralement opposés se livrent désormais une véritable guerre froide en Syrie, considérée comme la plaque tournante du Moyen-Orient. D’une part, les Etats-Unis et l’Europe, alliés de la Turquie et les pétromonarchies du Golfe, soutiennent les milices de l’ASL. De l’autre, figurent les puissances émergentes des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), dont la Russie et la Chine, qui s’appuient sur l’Iran et la Syrie pour contester la domination américaine dans la région et créer un nouvel ordre multipolaire. Fondé le 16 juin 2009 par le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du sud (Brics), le groupe illustre la volonté des nouvelles puissances de redéfinir la gouvernance mondiale sur des bases plus équitables.
A cet effet, le porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Alexandre Loukachevitch, déclarait le 22 juin dernier, que «la façon dont sera résolue la crise en Syrie déterminera le visage du nouvel ordre mondial».
Moscou, pour qui le conflit en Syrie relève d’une «crise géopolitique», exige une solution flexible et négociée de façon collégiale, rejetant toute intervention militaire occidentale qui serait plus meurtrière qu’en Irak, susciterait le chaos et transformerait le pays en une base de choix pour les combattants jihadistes.
Cette nouvelle guerre froide centrée sur la Syrie, a éclaté au grand jour au Conseil de sécurité de l’Onu. En moins d’un an, la Russie et la Chine ont opposé trois doubles veto à des projets de résolution autorisant, à terme, le recours à la force contre Damas. Le blocage sino-russe sonne comme un échec retentissant pour les Etats-Unis et leurs alliés franco-britanniques. Plusieurs voix s’élèvent dans les pays occidentaux dénonçant Moscou et s’interrogeant sur les réelles motivations du Kremlin.
Mais pour les apologistes de la politique russe, la réponse est à chercher dans le comportement des instances dirigeantes américaines qui battent le record dans l’usage du droit de veto en faveur d’Israël et menacent de bloquer toute tentative de reconnaissance d’un Etat palestinien. Les défenseurs de la Russie rappellent aussi que Washington a sous-traité à l’armée saoudienne la répression sanglante de la révolte chiite au Bahreïn, où est installé le quartier de la Ve flotte américaine. Ils remettent en question les intentions démocratiques du Pentagone envers la Syrie et reprochent aux Etats-Unis leur protection et soutien militaires au royaume d’Arabie saoudite, l’une des «théocraties les plus obscurantistes de la planète et le plus important soutien d’Al-Qaïda».
Pour sa part, Moscou accuse les Etats-Unis de s’appuyer à la fois sur les Frères musulmans et les innombrables composantes du wahhabisme saoudien en instrumentalisant le radicalisme islamique. La Fédération russe craint qu’une éventuelle arrivée au pouvoir des islamistes en Syrie n’encourage un nouveau soulèvement dans ses Républiques musulmanes du Caucase, notamment en Ingouchie, au Daghestan et en Tchétchénie, ainsi que dans les ex-Républiques soviétiques d’Asie centrale, qui figurent dans la ligne de mire des stratèges turcs. Car depuis l’arrivée des islamistes au pouvoir à Ankara, les dirigeants turcs clament haut et fort leur intention de renouer avec leur passé ottoman et d’étendre leur influence au Moyen-Orient et dans les Républiques musulmanes d’Asie centrale, notamment auprès des populations turkmènes. La Turquie, qui se voit comme une puissance régionale, aspire à jouer un rôle international en s’imposant comme le principal pôle islamique mondial.

La Syrie, terrain de bataille
Le veto russo-chinois à une nouvelle guerre en Syrie reflète la fin de l’unilatéralisme américain des deux dernières décennies, baptisées les «décennies des sanctions et des guerres». Depuis l’effondrement de l’Union soviétique et la fin de la guerre froide, Washington s’est érigé en leader incontesté de la planète. Basant sa suprématie sur la force militaire, l’hyperpuissance américaine s’est lancée dans des guerres particulièrement dévastatrices et meurtrières, n’hésitant pas à employer l’uranium appauvri dans ses bombardements en Irak et en Serbie au nom des «guerres justes» érigées en «droit d’ingérence». Ce droit d’ingérence à géométrie variable a été à l’origine de quinze interventions militaires qui ont fait des centaines de milliers de morts à travers le monde, réduit des populations entières à la misère et contribué à des crises économiques sans précédent depuis des décennies.
La position de la Russie en Syrie est également liée à des considérations stratégiques de taille. Après les attentats du 11 septembre, Washington a déployé des bases en Asie centrale et au cœur même des ex-Républiques soviétiques, soit dans la zone d’influence russe, au nom de la lutte contre le terrorisme jihadiste qu’il avait lui-même contribué à sa création pendant la guerre froide. De l’Extrême-Orient en passant par l’Asie centrale et plus récemment en Europe de l’Est, Washington a réussi à endiguer Moscou. L’installation de nouvelles bases en Roumanie et l’apparition des premiers navires de guerre américains dans les eaux de la mer Noire ont accru l’importance stratégique de Damas aux yeux de l’armée russe. La base navale que possède Moscou dans la ville portuaire de Tartous, en Syrie, représente son seul port d’attache en Méditerranée, qu’elle a d’ailleurs augmentée ces dernières années. S’ajoute à ces défis, l’installation à l’est et au sud des frontières russes du bouclier anti-missile américain, perçu comme une provocation par Moscou.
En s’opposant à l’unilatéralisme occidental, Moscou entend pousser Washington à cesser sa politique expansionniste. La Russie prône aussi une approche plus équilibrée en Syrie afin d’éviter la déstabilisation de la région. Contrairement aux pays occidentaux qui ont imposé des sanctions économiques frappant en premier lieu la population civile, elle œuvre en faveur d’une solution négociée en jouant le rôle d’intermédiaire entre l’opposition interne et le régime.
A tous ces égards, la Russie, mais aussi la Chine et les Brics veulent faire de la Syrie un symbole fort de leur montée en puissance et de leur capacité à s’opposer à l’unilatéralisme occidental.
Pourquoi la Syrie? Car ce pays constitue une véritable plateforme qui détermine les équilibres régionaux et par conséquent, internationaux, dans un Moyen-Orient perçu comme une zone clé dans les équilibres militaires et énergétiques mondiaux.
Seule une solution politique négociée avant tout entre Moscou et Washington, avec la participation active de l’Iran et des nouvelles puissances mondiales, sera à même de mettre un terme au drame syrien. Mais il faudra pour cela que les deux puissances mondiales s’entendent sur un accord qui mette un terme à la militarisation du conflit, éloigne le spectre de l’ingérence militaire et réunisse autour d’une même table aussi bien le régime que l’opposition interne.
Tant que les Etats-Unis et Israël resteront obsédés par le dossier du nucléaire iranien, ils continueront à rejeter toutes les solutions pacifiques et à armer les rebelles pour neutraliser l’armée syrienne, le conflit est destiné à durer. Pire encore: une éventuelle attaque israélienne contre Téhéran déclenchera une guerre régionale, voire mondiale et entraînera toute la région dans un véritable cataclysme dont personne, à commencer par les Etats-Unis et Israël, ne pourra prédire la fin. Talal el-Atrache

Les négociations avec l’Iran
Il convient de rappeler qu’un accord tripartite, signé à Téhéran le 17 mai 2010 entre le Brésil, la Turquie et l’Iran, prévoyait l’échange en Turquie, de 1200 kilos d’uranium iranien faiblement enrichi (3,5%) contre 120 kilos de combustible enrichi à 20% par les grandes puissances à des fins médicales. Cet accord offrait une sortie de crise acceptable, mais fut rejeté par les Etats-Unis, influencés par l’intransigeance obsessionnelle d’Israël, qui tente d’enrayer la montée en puissance de l’Iran sur la scène régionale. Cette même intransigeance occidentale a été à la source de l’échec des discussions menées récemment par les «5+1» à Moscou. L’Iran a fait preuve de souplesse en se montrant disposé à accepter l’arrêt des activités d’enrichissement de 20% de l’uranium, tel que réclamé par l’Union européenne. Mais Bruxelles a demandé en outre à Téhéran de se défaire de son stock d’uranium enrichi à 20%, soit près de 100 kg, qui restent insuffisants pour produire une bombe atomique, d’autant plus que ce stock serait placé sous la supervision de l’Agence internationale de l’énergie atomique si l’accord avait eu lieu. Or, cette demande européenne avait déjà été rejetée par l’Iran en 2009 et était sans intérêt puisque l’objectif de tout accord visait à garantir la non-prolifération de l’arme atomique.

La résurgence des Non-alignés
Réunis la semaine dernière à Téhéran, les représentants des 120 membres du mouvement des pays non-alignés ont préconisé la non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats, la démocratisation du Conseil de sécurité de l’Onu, la condamnation des sanctions unilatérales et le soutien à la création d’un Etat palestinien. Le guide suprême iranien Ali Khamenei est allé plus loin dans un discours dans lequel il a dénoncé la «dictature» du Conseil de sécurité de l’Onu, qui est «contrôlé par quelques pays occidentaux».
«La structure du Conseil de sécurité de l’Onu est illogique, injuste et complètement antidémocratique», a affirmé Khamenei. «C’est une dictature manifeste et un système ancien et obsolète, dont la date d’utilisation a expiré. C’est par le biais de ces abus dans ce mécanisme erroné, que les Etats-Unis et leurs complices ont réussi à dissimuler leur malfaisance sous des concepts nobles, et à s’imposer au monde. Ils protègent les intérêts de l’Occident sous le couvert des droits de l’homme. Ils interfèrent militairement dans d’autres pays au nom de la démocratie. Ils ciblent des personnes sans défense dans les villages et les villes, avec leurs bombes et leurs armes sous le prétexte d’une ‘‘lutte contre le terrorisme’’».

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