Magazine Le Mensuel

Nº 2864 du vendredi 28 septembre 2012

Talent

Roody Khalil. La photo comme instant

La deuxième exposition solo de photos de Roody Khalil, Symmetricity, vient de débuter et se poursuit jusqu’au 26 octobre, à l’espace Minus 5, à Mkallès. Rencontre avec un photographe qui ne mâche pas ses mots.

Au départ, Symmetricity était un projet de livres qui regrouperait des photos prises dans différentes villes de par le monde, étalées pêle-mêle sans que l’on puisse déceler exactement de quelle ville il s’agit. «L’approche est de se concentrer sur une seule perspective, d’essayer autant que possible de trouver des points communs entre toutes les villes où je me rends. Peut-être que ces points communs n’existent pas dans la réalité, mais je les perçois comme tel dans mon esprit, qu’il s’agisse d’un mur, d’une lumière, d’une idée…, comme si j’avais vu ces éléments dans une autre ville». Comme l’explique Roody Khalil, l’idée derrière ce projet est de ne pas se sentir comme un touriste et de se contenter de prendre des photos-clichés, mais de saisir la ville d’une manière fraîche. En attendant la sortie de l’ouvrage qui nécessite un financement, Roody Khalil, encouragé par l’équipe de Minus 5, organise sa deuxième exposition solo. Symmetricity regroupe 35 photos, de 60 par 90 cm. Le titre de l’exposition est un jeu de mots entre symétrie des lignes, des modèles et «city», parce que le concept de la ville est au cœur du travail et de la vie de Roody Khalil.
Varsovie, Istanbul, Barcelone, et bien sûr Beyrouth… Depuis plus de deux ans, Roody Khalil voyage pour prendre des photos, avant même que les contours du projet ne s’éclaircissent. Mais actuellement, cela insuffle un but à chacun de ses voyages à l’issue duquel il compile dans une case spéciale toutes les photos d’une même ville accompagnant chacune d’un texte qu’il écrit sans qu’il n’y ait un rapport nécessaire entre les mots et l’image.
La particularité des photos de Roody est qu’elles sont prises à l’ancienne, sur pellicule et non sur caméra digitale. «Je n’aime pas le sentiment de pouvoir immédiatement voir la photo. Cela annihile l’anticipation, l’attente. La force de la pellicule, c’est que quand on passe autant de temps à s’habituer à l’appareil, on finit pas savoir exactement ce qu’on veut, sans que cela ne soit une question de chance». En une seule prise, Roody immortalise «la spontanéité de l’instant» qu’il retrouve toujours une fois la photo développée.
En attendant, Roody se prépare à son prochain voyage. Pour poursuivre sa série de photos. Et pour pouvoir à son retour retrouver Beyrouth différemment, pouvoir y voir à nouveau du nouveau. C’est qu’il ne trouve plus l’inspiration dans sa ville, au bout de sept ans d’exploration, de découverte, de redécouverte, de curiosité aiguë. Mais ce n’est pas qu’une question d’inspiration. Il y a aussi des raisons pratiques: il est de plus en plus difficile de prendre des photos à Beyrouth, à cause de raisons sécuritaires et d’interdictions souvent inexplicables d’immortaliser un cliché dans tel ou tel endroit, dans telle ou telle région. «On ne se sent plus à l’aise. Les gens n’acceptent plus l’idée surtout quand ils voient qu’il s’agit d’une caméra professionnelle. Cela freine la créativité. Et c’est oppressant, cette sensation de vivre cloîtré entre quatre murs».

Au cœur de la dualité
Cela fait longtemps que Roody n’a pas porté sa caméra à Beyrouth, coincé dans la routine des rues qu’il connaît, d’un schéma qui ne lui dit plus rien. Pourtant, il y a quelques années, Beyrouth était au cœur de ses préoccupations. Durant trois ans, de 2005 à 2008, une période qu’il considère comme la plus intéressante, Roody aimait aller en exploration dans la ville. «J’avais comme une curiosité de savoir ce qu’est Beyrouth». C’est que Roody ne connaissait pas vraiment la ville auparavant. Etant né et ayant grandi à Haret Hreik, il n’avait pas réellement vécu dans la capitale, d’autant plus que durant les années 90, on sentait toujours qu’on était en pleine guerre, qu’il n’y avait pas autant de constructions, que les déplacements entre les régions n’étaient pas aussi faciles… Et ce qui renforce encore plus cette étrangeté, c’est son départ aux Etats-Unis en 1999 pour étudier la photographie à Oakland Community College. A son retour au Liban en 2005, Beyrouth était pour lui une ville étrangère. Il s’installe à Acharfieh, emporté par l’excitation d’explorer la ville, caméra en main, malgré les temps difficiles par lesquels passe le pays. En 2007, la galerie Janine Rbeiz accueille sa première exposition solo, Around the city. Et il s’agit de Beyrouth évidemment.
Beyrouth envers laquelle Roody semble toujours avoir des sentiments contradictoires, ce mélange de haine et d’amour. Qu’il vit dans son quotidien et dans sa façon d’immortaliser les clichés. Même s’il affirme avoir un certain ras-le-bol, il ne peut vivre en dehors de la ville, de la familiarité de ses rues, de la manière dont il essaie de préserver son identité, sa personnalité dans cette ville. Que ce soit au Liban ou ailleurs, «la ville est celle qui fait tout bouger, et ceux qui y habitent en deviennent une partie. Mais la force de la ville est qu’elle ne va jamais nous embrasser. Elle est ingrate. On ne cesse de lui donner mais elle ne sera jamais à nous. Et elle continuera sans nous». Cette dualité est d’autant plus prononcée à Beyrouth pour devenir un vrai problème. «La ville n’est plus à nous. Et à mesure que le temps passe, ce sentiment grandit, en raison de l’architecture qui change, de la cherté de vie, de la fermeture de certaines rues, de la politique de la ville… Tout cela a créé un sentiment de rejet. Mais psychologie réversible, comme une mère qui n’aime pas son enfant, on s’y attache encore plus. On essaie de rester attaché, justement parce que Beyrouth n’est plus à nous». C’est pour toutes ces raisons que Roody aime les villes. Et il ne peut s’empêcher de sourire en se rappelant ce sentiment de sérénité, de paix intérieure cette tranquille familiarité qui le saisit, quand, se promenant dans la ville, d’un coup, il reconnaît la rue, l’immeuble, l’endroit où il se trouve en ce moment. «C’est parce qu’on a une crise d’identité au Liban qu’il est très important de savoir où on est et qui on est».
Crise d’identité, ce manque de confiance généralisé, forcément relié à Beyrouth, la capitale, que Roody sent s’exprimer au nom de tout le Liban. Un point faible qu’il perçoit d’une certaine manière comme source d’inspiration, de créativité. Lors de ses voyages à l’étranger, son point de repère reste relié à Beyrouth. Et il s’arrête devant tel ou tel détail qu’on ne trouve pas ici, telle ou telle lumière qui ne jaillit pas à Beyrouth, l’absence de telle ou telle chose par rapport à ce qu’on trouve chez nous… «A Beyrouth, rien ne semble logique». Et comme pour confirmer ses dires, il se demande pointant du doigt, pourquoi telle échoppe réserve une place de parking avec un bout de bois, pourquoi telle mobylette monte la ruelle en sens interdit…

Nayla Rached
 

Symmetricity sur la page Facebook

Une créativité aiguisée
Roody Kahlil réfute le label d’artiste, se définissant plutôt comme une personne créative. Ayant participé à des projets de cinéma, de théâtre, de télévision, s’il affirme pouvoir un jour abandonner la photographie, c’est qu’il se voit voué à un autre projet. Le cinéma précisément qui est sa vraie passion. D’ailleurs, il a déjà réalisé deux courts métrages, dont l’un, intitulé Tanjara, a remporté quatre prix et a été classé deuxième dans le cadre du 48 Hour Project Competition. Mais le cinéma ne semble pas être pour bientôt, question de manque de temps. C’est que Roody travaille tout l’été au cœur des nuits beyrouthines pour pouvoir notamment se payer ses voyages. Et le travail de la nuit créé une certaine dualité de sa personnalité, une certaine contradiction entre son mode de vie et sa productivité. Une dualité qu’il arrive de plus en plus à maîtriser au fil du temps qui passe.

 

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