Magazine Le Mensuel

Nº 2923 du vendredi 15 novembre 2013

Talent

Semaan Khawam. Un trait sur les illusions

«De l’homme à l’homme vrai, le chemin passe par l’homme fou». Cette image de Michel Foucault pourrait habiller le personnage d’un apparat de mots élégants. Semaan Khawam, peintre, poète, autodidacte, expose Ink, metal, charcoal and coffee à l’Art Circle, jusqu’au 4 décembre.
 

«Une cage est partie à la recherche d’un oiseau», disait Kafka. Et l’oiseau vient de se poser sur la tête de Semaan Khawam, pour l’habiter l’espace d’un instant, cet instant qu’il aurait tant rêvé, qu’il ne cesse de rêver. Avant de retrouver le monde des Idées, de la Vérité. Avant que Khawam ne replonge dans la solitude, sa solitude. Celle où il se retrouve devant son canevas blanc, où il affronte son reflet dans le miroir, où il se retrouve devant les mots qu’il tente de transformer en instants poétiques, celle où il se retrouve entouré de sa bibliothèque, de ses livres, de la langue, des mots, des idées et des pensées, des autres et des siennes. Faut-il l’imaginer en train de dialoguer avec les êtres qui peuplent sa bibliothèque, poètes, philosophes, écrivains et autant de personnages… autour d’un café ou d’un verre de whisky? C’est qu’il les a côtoyés depuis qu’il était tout jeune, avant qu’il ne fuie la Syrie en direction de Beyrouth. Ils ont grandi avec lui et il revient tout le temps vers eux. Non pour se consoler, mais pour plonger avec eux au cœur de cette absurdité qu’est la vie. Et si consolation il y a, elle prendrait plus la couleur d’une fuite face à un monde, à une partie du monde, qui a arrêté, si jamais elle a commencé, de se soucier d’un quelconque bien-être du citoyen.
Dans ses mots, une colère qui se retient à peine. Peut-être parce que l’espoir l’a devancé, l’a pris de court, alors qu’il se croyait immunisé. La réalité s’est encore imposée, il ne pouvait pas en être autrement, il n’était pas possible que ce le soit. Parce qu’il avait cru que la liberté était envisageable en cette partie du monde, que réclamer la liberté était même une option. Au nom d’un dieu, de quel dieu, l’un remplaçant l’autre qui s’était déjà érigé comme tel. Et voilà qu’après tant d’engagement, de menaces reçues, de risque d’emprisonnement, de tant d’efforts, d’implication au-delà du Moi, il s’est retrouvé confronté à cette absurdité antinomique. Parce que le jour où il a appris qu’un de ses amis d’enfance a été tué en Syrie, le voile de l’espoir s’est dissipé et la vie a retrouvé ses droits. Dans sa pragmatique essence. Dans toute son absurdité. En Syrie d’abord, maintenant tellement plus que jamais. A Beyrouth ensuite, malgré le vent de liberté et de passion qu’elle laissait entrevoir, qu’elle laisse toujours peut-être flotter, maintenant plus que jamais. Faire taire la douleur et jouer, qu’importe le jeu.
 

Et puis, et puis encore
«Les enfants, dans une guerre, quand ils ne sont pas morts, ils jouent». Un cerf-volant, un ballon, une corde à sauter… une tortue, un oiseau, une pomme… Une fille, un garçon… Du métal et de l’encre. Une rencontre entre la froideur d’un matériau et les possibilités de l’autre. Une fusion entre la dureté de la vie et les contours colorés du rêve. Le regard glisse du métal, esquissé au bout de quarante secondes en images de rêve, aux formes étirées, presque dansantes, presque refermées, presque accueillantes, des fleurs de charbon, d’encre et de café. Des fleurs de la mort? Il la nargue, il l’entrevoit, face au miroir, tous les jours, à chaque fois qu’il se confronte à lui-même. Et c’est à chaque instant. Dans ses autoportraits qui dévoilent autant qu’ils retiennent. Au bout, vous accueille l’oiseau, jaune, tout jaune, dans un cadre bleu.
Toutes ces expressions artistiques ne sont que ce qu’elles sont, loin de l’urgence d’une actualité héroïque ou martyre, sans prétention aucune, à moins de… C’est que leur agencement, leur structure, la manière dont elles se présentent au visiteur laisse entrevoir les interstices d’un rêve ordonné, d’une inconscience presque mathématique, tellement structurée, au détour d’un délire.
Que de supputations, de tentatives, d’envies d’interprétations, de se laisser aller au désir de rêver, de s’y rêver au cœur d’une de ces créations, comme un refuge, un temps pour souffler ou comme une fuite encore. On pourrait se plaire à s’imaginer que Khawam effectue un retour vers l’innocence, la pureté qu’il cherche à retrouver par ses tableaux d’enfants en quête de jeux. Ce serait s’attendre au communément admis comme ultime refuge. Sauf qu’il y a chez lui une grande dose de lucidité, de futilité consciente, de sérieux dérisoire, la chose et son contraire, en même temps, dans la manière d’avancer les choses pour les remettre en question aussitôt. A l’image de ce petit cœur, qui surgit au détour de certaines toiles, d’un coup, inattendu, imprévisible. Dans la manière dont ce petit cœur oscille entre le rouge et le noir, les deux seules couleurs possibles dont la permutation est aussi instantanée que l’impact d’une image poétique. La nuance réside en cette légère différence: «Vouloir commencer de là où tout peut se terminer» et non de là où tout peut commencer.
Et alors, une exposition, quelle importance? Quelle différence? Semaan Khawam se retrouve face à son œuvre qu’il pourrait lui-même détruire, conscient de son inutilité. Pour autrui. Mais pour lui, encore un refuge. L’artiste et le sage, un dialogue ouvert, sans fin, mené par l’ombre de la folie. C’est peut-être en cela que réside la dualité de l’œuvre de Semaan Khawam. Ce qu’une main esquisse, l’autre la contredit; ce à quoi son esprit aspire, son corps le contredit; ce qu’il crée, et voilà que surgit la tentation de le jeter dans le vide, dans le rien, parce que né du rien, pour que survive le Moi, pour que s’écrase le Moi. Dans ce monde qu’il s’est finalement aujourd’hui façonné, cet endroit «poli» qui respecte son être, son bien-être, son mal-être. Et il sera souillé, encore… et encore…

Nayla Rached

L’exposition se poursuit jusqu’au 4 décembre, à l’Art Circle, à Hamra:  www.art-circle.net

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