Il fallait se pincer pour y croire! Les trois hommes qui se donnent l’accolade face à 1500 personnes, font une louange à Dieu et chantent d’une même voix la paix, le pardon. L’un est un rabbin, le second un cheikh musulman et le troisième un prêtre chrétien.
Une utopie? Oui, celle de Joseph Nakhlé qui, en clôture de la treizième édition de son Festival du monde arabe, a concocté une création tout à fait inédite et fascinante: Dieu en 3 D. Une production -qui complète le Cercle de l’extase proposé en 2003- dans laquelle il s’est surpassé et a ravi un parterre subjugué.
Sous les feux ardents de la prière à Allah ou dans les volutes bleues irréelles des incantations religieuses, les trois communautés se sont unies dans une alchimie propre à la production, sur une scène bien réelle, comme pour donner un avant-goût de ce que pourrait être la vie dans ce coin de terre béni des dieux.
Dans le lieu mythique culturel de la métropole canadienne, dans la salle Maisonneuve de la Place des arts, pleine à craquer ce soir-là, tout le monde rêve en écoutant ce concert exceptionnel. Prières? Cantiques grégoriens? Versets du Coran? De l’arabe? Du latin? Du grec? De l’hébreu? On ne sait plus, on ne comprend plus. Qu’importe! Les harmonies liturgiques des trois religions monothéistes nous élèvent, nous transportent. Allah est là, parmi ces moines à la tunique brune embaumant le parterre de leurs encensoirs. Allah est là dans les voix de la chorale soufie. Il est encore là dans les sons gutturaux des hommes au talit, ce long châle blanc de prière hébraïque.
Yahvé déclamé, Rabbi psalmodié, Seigneur invoqué… Dieu était la vedette incontestée de cette dernière soirée d’un festival dédié à la culture et à l’art arabes sous toutes leurs formes. Québécois de souche ou d’adoption, juifs engagés ou laïques, Arabes modernisés ou traditionnels, ils applaudissent à tout rompre une œuvre artistique rudement bien menée, mais aussi une situation que l’on voudrait tant être véridique. Et quand les trois personnages emblématiques des trois religions se sont approchés au-devant de la scène pour se donner l’accolade en signe de paix, l’auditoire s’est levé d’un bond, comme secoué par une lame de fond, celle de la paix tant espérée.
Quand toutes les voix s’harmonisent
Mêlant les sonorités et les accents, les musiques ont fusionné, s’exprimant à trois voix supposées être discordantes, anachroniques dans une adoration divine unique. A la prière plaintive du cantor juif (Aaron Bensoussan, Marocain sépharade) dans une mélopée ashkénaze, l’office du soir chrétien a été entonné (Alain Vadeboncoeur), alors que la voix puissante du muezzin (Anouar Berrada, Marocain, fils d’un directeur d’école coranique) a appelé les fidèles musulmans à la prière. Rythmés par l’excellent Ensemble oriental de Montréal, kanoun, naï, oud, violon et percussions ont magnifié, à la fois, les chants mystiques de l’islam, les mélodies lyriques du christianisme et les traditions prophétiques du judaïsme. Le tout sublimé par la danse circulaire des derviches tourneurs d’Alep. Immatériels, rescapés d’une Syrie exsangue, bercés par les incantations de l’Ensemble Burdah du Centre soufi de Montréal et l’odeur de l’encens du thuriféraire de l’ensemble grégorien Deus ex Machina, les quatre moines soufis ont parachevé la magie en cercles hypnotiques ininterrompus…
Mêlant les oraisons aux formules de cantillation, les louanges hébraïques Ya man lioulah, au chant des pèlerins de Compostelle, les muwachah soufis aux alléluias grégoriens, l’harmonie des voix et des cœurs était contagieuse. Jamais le nom d’Allah n’a résonné avec autant de beauté, de grandeur, aussi glorifié, invoqué, récité, chanté, fredonné, murmuré, crié… à l’unisson.
Unis, quelles que soient leurs différences rituelles et poussés dans leurs limites comme ces derviches tourneurs, pris d’envoûtement, les spectateurs, issus des trois Livres, tel un seul corps retrouvé à travers ces chants célestes, ont eu la joie, ne serait-ce que le temps du spectacle, de croire véritablement en un même Dieu. Dans la salle, fondues dans le divin, abandonnées à la musique en constante accélération, élancées dans la grande spirale sacrée des derviches tourneurs, «les âmes incandescentes des fidèles réunis (se sont élevées) ensemble vers l’extase, achevant l’ultime quête de l’improbable… Utopia».
Gisèle Kayata Eid, Montréal
Joseph Nakhlé: la rencontre des religions est encore possible
Directeur artistique et fondateur du Festival du monde arabe, Joseph Nakhlé est incontournable dans le paysage culturel de Montréal. Ce Libanais, installé au Québec, défie au quotidien tous les préjugés à l’encontre du monde arabe. Pour la 13e année consécutive, il brise les tabous et montre à ceux qui sont encore enclavés dans leurs stéréotypes en Amérique du Nord que la culture et l’art arabe sont riches et pleins de promesses.
Il avoue lui-même que Dieu en trois D est un «appel à l’apaisement, à l’harmonie et à la paix. Un concert d’une forte émotion culturelle, artistique et sociale. Un moment de communion important pour le FMA, son public et Montréal. Une célébration à trois dimensions au cours de laquelle chacun priera Dieu à sa façon… L’événement va prouver que cette diversité dans la façon de prier ou de vivre la spiritualité peut aussi donner matière à une rencontre, à un partage. Tel est le vrai message de cette soirée de clôture. Montrer qu’aussi bien musicalement qu’humainement la rencontre est toujours possible». Il confie que «même pendant les répétitions, les trois groupes ont vécu une expérience humaine très riche… quelque chose qui les traverse tous, une énergie très positive et apaisante». D’ailleurs, l’imam Omar Koné qui conduisait l’Ensemble Burdah du Centre soufi de Montréal) le confirme: «ce qui nous rassemble est beaucoup plus grand que nos différences».
Le Festival du monde arabe de Montréal: plate-forme de reconnaissance, d’écoute et de partage
A travers la danse, la musique, le théâtre, les arts multidisciplinaires, visuels et médiatiques, le Festival du monde arabe est l’une des plus importantes manifestations culturelles à Montréal depuis les années 2000. Conçu et produit par Alchimies, Créations et Cultures, cet événement annuel est dédié à la rencontre et au dialogue des cultures arabe et occidentale. A travers ses quatre volets: arts de la scène, salon de la culture, cinéma et la médina, il présente dans sa version estivale, Orientalys, une série d’activités artistiques, alors que fin octobre-début novembre et pendant plus de quinze jours, le Festival constitue un haut lieu de métissage et d’échange.
Soutenu par plus de 150000 spectateurs et visiteurs de toutes les origines, le FMA puise sa vision et son contenu dans la dualité Occident, en pleine crise, versus monde arabe, toujours en quête d’une fuyante renaissance, qui s’affrontent dans un repli identitaire.
Sous des thèmes accrocheurs: Face à Face, Harem, Prophètes rebelles, Liaisons andalouses, Mémoires croisées, Arabitudes, Charabia…, l’équipe dynamique invite chorégraphes, compositeurs, dramaturges, cinéastes, poètes et penseurs à explorer, dialoguer et oser mêler conformité et différence.
Cette année, le thème Utopia, la quête de l’improbable trace «une voie humaine, spirituelle et artistique cheminant vers un lieu hors du temps, hors la loi et ouvre grandes ses portes aux chercheurs en quête de rêves éveillés».