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Nº 3097 du vendredi 4 janvier 2019

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La «cour des esclaves» à al-Mina. Le fief des descendants des tirailleurs sénégalais

Découverte inattendue. Au cœur de la municipalité d’al-Mina, partie côtière de Tripoli, vit une communauté de Libanais descendants des tirailleurs sénégalais ayant servi jadis dans les rangs de l’Armée française du Levant. Reportage.

Il y a des descendants de tirailleurs sénégalais à Madagascar ou en Indochine. Il y a bien sûr ceux du continent africain, répartis entre les différents pays qui formaient autrefois les colonies d’Afrique-équatoriale française (AEF) et d’Afrique-occidentale française (AOF). Mais c’est aussi au Liban, pays plus inattendu, que l’on retrouve la trace de ces combattants oubliés qui ont joué un rôle clé dans la victoire de la France durant la Grande Guerre (1914-1918). Si les généalogies et les récits sont souvent difficiles à vérifier faute de documents officiels de la part des familles, ces descendants sont toutefois bien conscients du legs historique de leurs ancêtres. C’est donc à al-Mina que Magazine s’est rendu pour les rencontrer.
Dans cette partie côtière de Tripoli, un quartier discret sur la corniche regarde la Méditerranée, la même qui, il y 100 ans, amena les premiers combattants noirs sur les bâtiments de l’armée française. Guidés par les habitants, nous arrivons après quelques minutes de marche à notre but: le quartier de Hawch el-abid, littéralement «la cour des esclaves» ou «cour des nègres» en français. Au pied de la mosquée locale surmontée d’un dôme couleur amazonite et de son minaret qui surplombe les immeubles à la façade décrépie, quelques enseignes ont pignon sur rue et les commerçants semblent mener une vie paisible. Des hommes à la peau d’ébène sont assis et plongés dans leurs discussions tandis que plus loin, des enfants jouent au ballon et semblent s’interroger sur la raison de notre présence. C’est ici que vivent ces descendants de tirailleurs sénégalais. Quelques minutes à peine dans les ruelles étroites de Hawch el-Abid suffisent pour nous plonger dans le passé au gré des silhouettes métissées que nous croisons. Rapidement, nous nous perdons volontairement dans les dédales de ce périmètre résidentiel exigu mais rempli de surprises. D’une maison à l’autre, les fils à étendre le linge encombrent les parties basses des fenêtres et laissent régulièrement entrevoir des tissus aux motifs africains très colorés. Parfois, de jeunes enfants dévoilent timidement le haut de leur visage par une lucarne. Certains, moins farouches, n’hésitent pas à nous aborder et aussitôt nous engageons la conversation. Malgré des récits au style elliptique, nous comprenons que ces habitants avaient un père, un grand-père ou un arrière-grand-père tirailleur sénégalais ayant débarqué au Liban avec l’armée française.

Des origines historiques
Si les récits des descendants de tirailleurs sénégalais d’al-Mina restent flous car trop éloignés dans le temps, la réponse quant à l’arrivée de leurs ancêtres existe bel et bien mais se trouve un siècle plus tôt, au lendemain de la Grande Guerre. A l’époque, la France obtient l’administration de la Syrie littorale (ancien territoire ottoman) et va asseoir sa présence régionale en relevant les troupes britanniques sur place, la Grande-Bretagne connaissant des troubles ailleurs dans son empire (Inde, Egypte, Irlande…). Dans ce contexte, est créée l’Armée du Levant en novembre 1919 dirigée par le Général Henri Gouraud, qui est également nommé haut-commissaire de France en Syrie. Des tirailleurs sénégalais sont alors envoyés au Levant pour étoffer les troupes des forces armées françaises qui manquent de main d’œuvre et doivent maintenir l’ordre sur ces nouveaux territoires, notamment lors de la campagne de Cilicie (1919 à 1921). Ces tirailleurs forment les troupes coloniales de l’armée du Levant, comprenant trois bataillons ainsi qu’un quatrième qui existe de juillet 1927 à février 1928. Les 17 et 18 novembre 1919,  le 17e RTS débarque donc à Mersin, ville du sud de l’actuelle Turquie, pour renforcer les positions de l’armée française puis tiendra ensuite garnison dans les villes de Tripoli, Beyrouth, Alep et Damas. Il ne repart de la région qu’en 1941 alors qu’entre temps, d’autres régiments effectuent des séjours plus ou moins brefs, ceux des 10e, 11e, 14e et 16e RTS.
S’il est difficile de prouver que ces tirailleurs avaient déjà combattu lors de la Première Guerre mondiale, une chose est sûre, tous ne sont pas originaires du Sénégal. En effet, sous le vocable de «tirailleurs sénégalais» étaient regroupés des soldats originaires de l’AOF et de l’AEF. On trouvait ainsi des tirailleurs sénégalais originaires du Gabon, du Tchad, du Cameroun, du Congo etc.. L’appellation de «tirailleurs sénégalais» trouve en réalité son origine dans le fait que le premier régiment de tirailleurs africains (unités d’infanterie qui désignent l’ensemble des soldats africains de couleur noire combattant pour la France) a été formé au Sénégal en 1857.

Récits identiques
Au fur et à mesure des recherches dans les méandres de l’Histoire, les témoignages des quelques descendants que nous croisons dans Hawch el-Abid semblent coïncider. Au coin d’une ruelle, un jeune homme aux traits métissés raconte que son aïeul est arrivé avec l’armée française par bateau… Mais quand? Cela reste à voir. Un autre se présente comme le petit-fils d’un tirailleur arrivé d’abord en Turquie puis envoyé à Tripoli où il rencontre sa future épouse libanaise. D’autres, plus réservés, ne souhaitent pas parler de ce passé qu’ils connaissent à peine. Pourtant la curiosité est bien là, certains évoquant le souhait de connaître un jour leurs racines africaines et l’existence d’un ou de plusieurs proches vivant encore sur le continent. A quelques mètres de là, au 4e étage d’un immeuble, nous sommes reçus par Khadija Khodr Rkhit, veuve d’un enseignant libanais et fille d’un tirailleur originaire de Guinée. Soldat ayant servi dans l’armée française, son père Mohammed Kamra combat aux côtés des Forces françaises libres (FFL) du général de Gaulle en 1939, le Levant étant devenue une zone de conflit d’intérêts entre les FFL et les autorités de Vichy, proches de l’Allemagne nazie. Si Khadija n’a jamais connu son père déclaré mort en 1943 – elle a alors 3 mois–, lors du voyage de retour vers la Guinée alors que les troupes françaises quittent le Liban fraîchement indépendant, son souvenir reste bien présent. Un de ses plus grands regrets? Ne pas avoir hérité du nom de famille de son père mais de celui de son père adoptif, Khodr Rhkit, sa mère s’étant remariée à un Libanais. Une blessure que Khadija porte profondément en elle. Quelques minutes à peine après avoir dévoilé de vieilles photos de famille autour d’un café, les larmes coulent sur son visage et la pièce se remplit d’émotion à la vue d’une lettre manuscrite destinée à ses parents et adressée à l’Etat français, dont elle aimerait obtenir une reconnaissance symbolique. Khadija l’a gardée pendant 17 ans sans jamais en dévoiler le contenu à quiconque.
Aujourd’hui, cette mère de six enfants souhaite nouer un lien avec la France, ce pays lointain pour lequel son père s’est battu et qui n’existe aujourd’hui que par les récits de sa tante et de vieilles photos usées.
La question de la nationalité de ces descendants se pose car au Liban, elle est transmise par le père. Comment ces enfants issus d’unions mixtes (un père tirailleur et une mère libanaise) sont-ils devenus Libanais? La réponse se trouve quelque part dans l’entre-deux-guerres, durant le Mandat français. En 1932, a lieu un recensement de la population au Liban (le dernier officiel). A ce moment-là, toutes les personnes résidant sur place héritent de la nationalité libanaise, les futurs nourrissons naîtront donc Libanais.
Selon le chef de la municipalité, il y aurait environ 2000 descendants de tirailleurs sénégalais, soit 1 à 2% des habitants d’al-Mina. De rite sunnite en majorité, ils sont aujourd’hui tout à fait intégrés au tissu social de la ville.

Marguerite Silve

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