De nombreuses communautés alternatives d’artistes promouvant «l’art parlé» fleurissent au Liban, dévoilant l’autre visage d’une société qui semble immobile.
De l’extérieur, Riwaq Beirut est un café comme un autre, légèrement excentré d’un Mar Mikhael bourdonnant dès la tombée de la nuit. Pourtant, au sous-sol, se tient chaque mercredi soir un événement rassemblant des jeunes adultes comme des sexagénaires. Certains sont assis sur un canapé avec un verre de vin, d’autres se sont posés en tailleur par terre, leur chope de bière à la main. Ensemble, ils écoutent des artistes en herbe ou confirmés se produire tour à tour. Sidewalks Beirut rassemble des gens qui n’ont en commun que leur envie de s’exprimer librement.
C’est en novembre 2017 qu’est née l’association, d’une commune volonté de quelques artistes souhaitant démocratiser l’art «parlé», une catégorie regroupant entre autres le slam, la poésie et bien sûr la chanson. Le but est l’expression de soi-même, sans aucune censure. La soirée s’organise sous la forme de performances préparées à l’avance en première partie puis d’ «open mic» en seconde partie, laissant libre court à l’improvisation pour ceux qui désirent participer. Défilent autant des artistes confirmés et spécialisés dans leur catégorie que des amateurs qui n’ont jamais connu la scène. Rap, poésie, contes, slam, morceaux instrumentaux, discours, pamphlets, tout est possible tant qu’il s’agit de transmission et d’expression.
Rachelle April Bassili, une musicienne de 28 ans professionnelle depuis huit ans, fait partie d’un groupe de rock ainsi que d’un collectif acoustique. Elle se produisait pour la première fois sur la scène de Sidewalks. «Je voulais présenter notre travail à un nouveau public, faire part du côté intime dans le processus d’écriture d’une chanson. Sidewalks offre un cadre idéal pour être pleinement soi-même plutôt qu’un visage de scène. On s’expose sans se sentir vulnérable» Le cadre chaleureux de la petite salle et les encouragements d’auditeurs qui se connaissent souvent entre eux aident en effet à combattre le trac et l’angoisse des apprentis artistes.
Rayan Sammak, jeune rappeur et poète de 19 ans, membre de l’équipe d’organisation, explique à quel point cette communauté est devenu un secours pour lui. «Sidewalks, c’est ma famille. Même quand c’est la première fois que quelqu’un se produit, le public est très encourageant. Monter sur scène, c’est une expérience incroyable, mais surtout ça fait découvrir des choses sur soi-même. Les problèmes de confiance en soi disparaissent immédiatement. C’est une prise de pouvoir. Je suis toujours assez timide et mal à l’aise en société. Maintenant, quand je fais face à mes problèmes, je n’ai plus aucune anxiété».
LIBERTE POUR LA JEUNESSE ARABE
C’était une des ambitions de Maysan Nasser, la fondatrice de la plateforme, lorsqu’elle décide d’important le concept à Beyrouth. Syro-yéménite émigrée au Liban, diplômée de l’Université Américaine de Paris en Psychologie et Théâtre, elle fonde Sidewalks Beirut à son retour en constatant qu’il n’existait pas encore ici de telle initiative.
«Depuis la nuit des temps, des gens racontent des histoires qui ne sont pas les leurs. Il y a un tournant dans le pouvoir aujourd’hui, dans le fait que les gens se lèvent et montent sur scène pour raconter leurs propres histoires, plutôt que d’entendre quelqu’un d’autre raconter leurs expériences. Spécialement pour nous, la jeunesse arabe, il y a une grande différence entre ce qu’on nous raconte et ce que nous avons à dire. Nous devons être capables de raconter notre propre histoire».
Pour cette communauté, cette alternative aux moyens classiques d’expression est le meilleur moyen de faire prendre conscience à la société des nouveaux enjeux de notre temps, comme tout art est supposé le faire.
«L’art n’est pas un miroir de la réalité, mais c’est le marteau par lequel on la façonne, explique Maysan. Contrairement aux compétitions de slam où tout est structuré et jugé, ici tu as juste à prendre le micro et t’exprimer. On réveille les consciences de façon bien plus directe. Un être humain et ses émotions, c’est cela qui révèle réellement la société telle qu’elle est». Rayan Sammak d’ajouter: «Aujourd’hui, ce sont nous, ces jeunes considérés par les anciens comme des gens qui ne font que boire et fumer, qui font bouger les choses. Au Liban, nous sommes depuis toujours soumis aux mêmes stimulations. Rien ne marche dans les manières classiques pour faire changer la société. Rien n’est contrôlé ici, tout est brut, tout est vrai».
Une société en mutation
Toutefois, Sidewalks Beirut est loin d’être la seule association qui promeut ce type d’expression alternative. Hakaya Storytelling, Cliffhanger, Poetry Pot sont autant d’exemples similaires. FADE IN est une communauté d’autant plus intéressante qu’elle aide les aspirants artistes à travailler leur écriture, qui est à la base du message. Nadia, coach en écriture, scénariste et réalisatrice notamment à Hollywood, a créé ces ateliers d’écriture créative pour permettre à ses étudiants de les mettre en valeur lors d’événements de poésie ou d’open mics. Un panel très varié de séminaires d’écriture et d’entraînements est proposé selon le niveau et le type de création souhaité par l’apprenti.
Aujourd’hui, de nombreux étudiants ont réussi à écrire et monter leurs propres courts-métrages pour être diffusés dans des festivals ou ont publié leurs nouvelles. Toutes ces initiatives ont au fond un seul message à faire passer, celui d’une société qui mue et se transforme. Une société qui invite ceux qui se sont tus jusque-là à prendre la parole et à tout changer par eux-mêmes. «Si on s’exprime correctement, on gagne en puissance dans son message, explique Nadia. Maintenant, nous avons une opportunité de changer les mentalités et montrer ce que nous avons à offrir – simplement car nous vivons dans un monde où les plateformes de streaming Web et les réseaux sociaux sont hégémoniques. Nous avons une chance d’écrire notre propre histoire».
MAELYS DE LA RUELLE