Magazine Le Mensuel

Nº 2897 du vendredi 17 mai 2013

LES GENS

Antoine Kerbage. Un géant de la scène

Son nom est devenu l’un des symboles de l’âge d’or du théâtre libanais. Il a fait de ce qui aurait pu être un handicap, un signe particulier. Son regard et sa voix rauque sont célèbres. Derrière le masque, un enfant triste, un homme qui cache un grand cœur et une sensibilité à fleur de peau. Portrait d’Antoine Kerbage.

Une enfance triste et difficile. C’est ainsi qu’Antoine Kerbage décrit ses premiers pas dans la vie. A quatre ans, il tombe gravement malade. Le médecin croit à une malaria. «J’avais 41 degrés de température et mon cœur s’est arrêté de battre durant trois minutes», raconte Antoine Kerbage. Sauvé par son grand-père maternel qui lui injecte une piqûre de caféine, il est transporté à l’hôpital dans un état critique: sourd, muet, aveugle et paralysé. «J’aurais pu mourir», dit-il. Les médecins disaient, même s’il est sauvé, il restera aveugle toute sa vie. Son grand-père, très attaché au petit garçon, affirme aux médecins: «Vous ne savez pas ce que cet enfant représente pour moi. Faites tout pour le sauver». Le petit Antoine s’en sortira mais gardera des séquelles à l’œil droit dont la vision est limitée. A neuf ans, il se réveille un jour avec la jambe enflée et une douleur atroce. Il échappe de justesse à son amputation. «Tous ces événements m’ont fortement marqué», confie Antoine Kerbage.
Il a dix ans lorsqu’il entre à l’école pour la première fois. Malgré les cours que son père lui donnait à la maison, il accuse un grand retard. Vu le manque de places au jardin d’enfants et pour ne pas le laisser traîner en dehors de l’école, le directeur accepte de le placer dans la classe du certificat d’études, pour l’année en cours, avec les enfants de son âge à condition de le remettre en jardin l’année suivante. «En apprenant cela, je suis devenu fou furieux. Il était inconcevable pour moi d’être en classe avec des élèves beaucoup plus jeunes que moi». Commence pour lui alors un rythme infernal. «Je me couchais tous les soirs à sept heures et je me réveillais à minuit pour étudier jusqu’à sept heures du matin avant d’aller à l’école». C’est ainsi, qu’à la surprise générale, il se présente au certificat et réussit! «Mon souci principal était de ne pas revenir en arrière». L’année suivante, il est premier de sa classe. Il passe également avec succès le brevet et s’inscrit à l’Ecole normale (Dar al-mouallemin). Il enseigne et prépare en même temps le baccalauréat. A l’université Saint-Joseph, il entreprend des études en histoire, une matière qu’il enseignera durant des années.

Les débuts au théâtre
Dès son très jeune âge est née chez lui la passion du théâtre. C’est à Zabbougha, le village dont il est originaire, qu’il réunissait les cousins et les voisins et présentait des sketchs. «Je n’avais jamais vu de pièce de théâtre de ma vie». Plus tard, à l’USJ où il faisait des études en histoire, il découvre par hasard un théâtre que personne n’occupait. Il en parle à un ami qui lui présente Mounir Abou Debs. Diplômé de la Sorbonne, celui-ci avait été ramené par le festival de Baalbeck qui lui confie l’ouverture du premier institut de théâtre au Liban. «J’ai été impressionné par cet homme au visage inexpressif». Il assiste alors aux cours. Il est pris, une fois, de fou rire et quitte le cours. Au bout d’une semaine, il estime qu’il ne comprend rien et qu’il n’avait rien à faire ici. Il se confie à Mounir Abou Debs qui lui propose de persévérer quand même avant de prendre une décision. Pour Antoine Kerbage, le problème majeur était sa voix. «J’ai fait beaucoup de recherche et j’ai compris que la voix doit sortir du diaphragme. J’ai fait des exercices, jusqu’à quatre heures par jour, pour arriver à la voix très particulière connue pour être celle d’Antoine Kerbage».
C’est dans cet institut qu’il découvre le théâtre grec, Sophocle, mais aussi Shakespeare, le théâtre avant-gardiste et bien d’autres. Dans la troupe de Mounir Abou Debs, il joue plusieurs rôles dans des pièces telles qu’Œdipe-Roi, Antigone, Macbeth et le Roi se meurt de Ionesco. Ce fut une étape cruciale dans sa carrière. Il côtoie tous les grands noms qui ont fait la renommée du théâtre libanais: Antoine et Latifa Moultaka, Raymond Gebara, Jalal Khoury, Nidal Achkar, Roger Assaf… «A cette époque, trois à quatre troupes étaient en compétition. Plusieurs pièces étaient présentées simultanément en ville et les spectateurs avaient le choix. Ce sont ces gens-là qui ont créé le théâtre libanais. Malheureusement, la guerre a tout détruit. Aujourd’hui, il n’y a plus cette activité intense et de haut niveau qui existait auparavant».

Rencontre avec les Rahbani
C’est en interprétant le rôle du roi dans Le roi se meurt de Ionesco qu’il est remarqué par les Frères Rahbani. Beaucoup d’émotion passe dans la voix d’Antoine Kerbage en parlant d’eux. «Je n’aime pas utiliser la fameuse expression que Dieu ait leur âme car j’estime que plus les grands sont absents et plus leur présence devient imposante». Au cours d’une soirée, organisée chez eux, à laquelle assistait un grand nombre d’artistes et de poètes, ils demandent à Mounir Abou Debs de leur présenter Antoine Kerbage. En évoquant sa rencontre avec Assi, celui-ci a les larmes aux yeux. «J’étais timide et j’avais peur de rencontrer Assi. En me voyant, il m’a lancé un proverbe auquel j’ai répondu du tac au tac. Il m’a alors dit: Tu viens d’un petit village de la montagne, tes racines sont bien ancrées dans la terre, tu bois de l’arak et tu récites des proverbes. Tu es l’homme que je cherche. Approche que je t’enlace». Avec les Rahbani, sa carrière prend une autre tournure. Après les grands classiques, c’est le théâtre musical avec des pièces inoubliables telles qu’Al Chakhs, Yaiich yaiich, Jibal el-sawwan, Natourat al mafatih, Petra, Sayf 840 et bien d’autres.

Passage à la télévision
S’il a brillé sur les planches et estime être «un enfant du théâtre», Antoine Kerbage n’en possède pas moins, à son actif, des rôles inoubliables à la télévision. Son histoire avec celle-ci commence lorsque le directeur de la chaîne nationale, Paul Tannous, lui demande la raison pour laquelle il ne joue pas dans des séries télévisées. «Personne ne me l’a jamais proposé», répond-il. Aucun des textes qui lui sont soumis ne trouve grâce à ses yeux jusqu’au jour où il propose l’adaptation des Misérables de Victor Hugo où il tient le rôle de Jean Valjean. «Jusqu’à présent, c’est pour moi le travail le plus important que j’ai fait pour la télévision», confie l’acteur. Mais c’est sur les planches qu’Antoine Kerbage se retrouve. «Le théâtre dévoile et met à nu. On entre dans la peau du personnage. On vit la vie de celui-ci d’un bout à l’autre et ce sentiment n’existe qu’au théâtre».
Marié à la journaliste, Laure Ghorayeb, ils ont trois enfants: Walid, Roula et Mazen. Aujourd’hui sa plus grande joie est ses sept petits-enfants. Le théâtre n’a jamais tenu éloigné Antoine Kerbage de sa famille. «Même lorsque j’étais loin, je faisais tout pour compenser mes absences». Il estime que la technologie est une arme à double tranchant. «Le social Networking est une invention qui a réduit le monde à la dimension d’un village. Il peut être destructeur. Il n’y a plus aucune intimité chez les gens ni au niveau professionnel ni sur le plan personnel». Pour garder la forme, les jours de beaux temps, l’acteur fait du jogging sur la corniche allant du Saint-Georges à Manara. Sa devise: «Exigez des comptes de soi-même avant d’en exiger des autres».

Joëlle Seif

Photos: Milad Ayoub-DR
 

Ce qu’il en pense
– Le théâtre au Liban: «Depuis la guerre il n’y a plus de théâtre à proprement parler au Liban. Il faut qu’il y ait des troupes qui présentent des pièces et se livrent à la compétition entre elles. Il faut que le spectateur ait le choix entre diverses pièces».
– Les séries turques: «Elles ont su jouer sur des sentiments universels communs à tous les peuples et visent des problèmes spécifiques d’où leur grand succès. Il manque beaucoup de choses aux séries dramatiques libanaises pour s’imposer et s’affirmer dans le monde arabe. L’Etat est totalement absent à ce niveau et ne fournit aucun support».   
– Le niveau des acteurs libanais: «Nous avons des acteurs très doués et la nouvelle génération est prometteuse. Les bons acteurs coûtent cher surtout ceux qui n’exercent pas un autre métier. Parfois, pour attirer les téléspectateurs, la production fait appel à de belles figures».

 

Le théâtre dans les gènes
«Je me suis toujours posé des questions pour savoir d’où venait cet amour pour le  théâtre, puis j’ai découvert que c’était génétique». Son grand-père maternel, Esber Karam, qui vivait à Zabbougha, avait un goût prononcé pour le théâtre et la mise en scène. Il disparaissait souvent pendant de longues périodes durant lesquelles personne ne savait où il était et réapparaissait déguisé. «Personne ne le reconnaissait à part le chien. C’est de lui que je dois tenir cette passion».

   

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