Magazine Le Mensuel

Nº 2897 du vendredi 17 mai 2013

ACTUALITIÉS

Turquie. Un attentat et une déroute diplomatique

Le 11 mai, dans une petite ville du sud de la Turquie, à proximité de la frontière syrienne, un double attentat à la voiture piégée a coûté la vie à 46 personnes. Neuf suspects ont été arrêtés. L’opposition excédée dénonce l’importation du conflit syrien et accable le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Le gouvernement pointe du doigt Damas et met en cause l’inertie de la communauté internationale. A l’heure où Russes et Américains font renaître la diplomatie de ses cendres, certains ont peut-être raté le bon wagon.

Le 11 mai au matin, s’élevait une épaisse colonne de fumée noire au-dessus de Reyhanli, une petite localité de la province du Hatay. Les images de la télévision turque ont montré des scènes apocalyptiques de tristesse et de dévastation. Deux véhicules bourrés d’explosifs ont sauté devant la poste et la mairie, à cinq minutes d’intervalle. Les déflagrations ont fait 48 morts et plus d’une centaine de blessés. En Irak, il n’est même pas certain qu’un drame similaire eût été rapporté par les grands médias internationaux. En Turquie, c’est le pays tout entier qui a tremblé. L’attentat le plus meurtrier de son Histoire égratigne sérieusement la crédibilité turque dans la région. Dans la province du Hatay où il existe peu ou prou les mêmes clivages communautaires qu’en Syrie, il ravive le spectre de la contagion du conflit syrien.

«C’est Damas»
Les autorités turques ont immédiatement visé le régime de Damas. Le Premier ministre a estimé que le gouvernement de Bachar el-Assad tentait «d’entraîner la Turquie dans un scénario catastrophe» et de «l’attirer dans le bourbier syrien». Pas sûr que la Syrie ait eu vraiment besoin de l’attirer…
Cette semaine, dans un entretien à la chaîne américaine NBC, Recep Tayyip Erdogan ajoutait que «la ligne rouge avait été franchie depuis longtemps par la Syrie». Le chef de la diplomatie turque, Ahmet Davutoglu, critiquait, lui, l’inaction de la communauté internationale. «Cela montre, disait-il, comment une étincelle se transforme en incendie lorsque la communauté internationale demeure silencieuse». Sauf qu’esseulée, lâchée par le réalisme américain, la Turquie est encore plus inopérante.
Après que neuf suspects turcs eurent été arrêtés, le ministre de l’Intérieur a accusé un groupuscule qui aurait des liens avec le régime syrien et les Moukhabarat. Muammer Guler faisait probablement référence au DHKP-C. Ce groupe terroriste d’inspiration marxiste est profondément anti-américain et anti-Otan. Il avait revendiqué le 1er février dernier l’attaque de l’ambassade américaine à Ankara. Le dirigeant de ce parti gauchiste, Mihraç Ural, combat ouvertement l’Armée syrienne libre (ASL). Il l’a d’ailleurs accusée d’être responsable de l’attentat de Reyhanli. Le vice-Premier ministre Besir Atalay a, pour sa part, définitivement écarté tout lien entre l’attentat et l’opposition syrienne. Avec quels éléments d’enquête? On ne sait pas. On comprend toutefois l’intérêt turc à ne pas attribuer un quart de moitié de responsabilité – fût-elle hypothétique – aux rangs de l’opposition qu’elle a tant soutenue. Ce serait là un terrible aveu d’échec. Suite aux accusations dirigées vers Damas, la Russie a estimé que c’était une tentative de sabotage de la conférence internationale. A quelques jours de l’entrevue à Washington entre le président américain Barack Obama et le Premier ministre turc, la ficelle est trop grosse.

De son côté, Damas a réfuté toute implication dans l’attaque. Le ministre de l’Information, Omrane el-Zohbi, qui accuse Erdogan d’«assassin», a déclaré avec un brin d’angélisme que «la Syrie ne commettrait jamais un tel acte parce que ses valeurs ne le permettent pas».
Les réactions internationales n’ont pas tardé à pleuvoir mais sont restées mesurées.
Les différents communiqués font état de «la solidarité avec le peuple turc» (François Hollande), ou de «nouvelles qui nous touchent particulièrement» (John Kerry), mais n’accablent aucun responsable potentiel. Seule la Coalition nationale syrienne (CNS) dénonce une tentative de Damas de «se venger de la population turque et de la punir pour son honorable soutien au peuple syrien». L’ambassadeur de Syrie en Russie, Riad Haddad, a également adressé ses «plus profondes et sincères condoléances au peuple turc». Il a assorti cette déclaration d’un appel à la Turquie à lutter contre le terrorisme.

Tensions internes
Le Hatay est une région particulièrement exposée à l’exportation du conflit syrien. Cette province ottomane a été rattachée sous le mandat français à la Syrie après la Première Guerre mondiale. Un accord franco-turc faisant suite à un référendum la donne à la Turquie en 1939, alors que les populations arabes y sont encore majoritaires. Depuis cet épisode, la Syrie n’a jamais formellement renoncé à ses droits sur la province.
Aujourd’hui, les Alévis arabes (proches des alaouites) constituent près de la moitié des habitants, l’autre moitié étant des Turcs sunnites. Des minorités chrétiennes orthodoxes, catholiques et chaldéennes complètent le paysage communautaire. La moindre étincelle pourrait suffire à opposer Turcs et Arabes, sunnites et Alévis, opposants et pro-régime. Bachar el-Assad le sait pertinemment et a fait plusieurs déclarations menaçantes en ce sens à l’adresse de la Turquie.
Dans la bourgade de Reyhanli, à cinq kilomètres du poste-frontière de Cilvegozu, que les rebelles contrôlent depuis l’été dernier, les groupuscules salafistes circulent en toute impunité. Dans cette ville de 60000 habitants, 35000 réfugiés vivent dans un climat parfois tendu. Le soir de l’attentat, une foule de jeunes proches du mouvement nationaliste MHP s’en est pris directement à plusieurs Syriens. Les voitures immatriculées en Syrie ont été vandalisées. Le lendemain, pour les funérailles, la ville a retrouvé un semblant de calme mais la population voit sa situation se dégrader: «Ils doivent partir, c’est tout. Rien de tout cela ne serait arrivé s’ils n’avaient pas été là, la vie est de plus en plus difficile pour nous tous», lâche Ahmet Keskin, un charpentier de 36 ans. Les réfugiés syriens deviennent les boucs émissaires idéaux. Ahmet Atlar, un commerçant de 50 ans, s’emporte:  «Chaque fois qu’il y a un crime, qu’il s’agisse de coups de feu, de drogue ou de vols, on pense forcément aux Syriens». Dans son ensemble, la population turque a une compassion certaine pour la détresse des civils syriens mais n’a aucune envie que son pays s’y engage militairement.
Le leader du MHP rejette la responsabilité sur le Premier ministre Erdogan: «Sa détestation d’Assad et ses provocations à l’encontre du régime de Damas se retournent désormais contre nous par le biais d’attaques. Sa politique en Syrie nous met dans un sale et sanglant pétrin». Kemal Kilicdaroglu, le chef du CHP, principal parti d’opposition, agit dans le même sens et appelle le gouvernement à revoir sa politique étrangère. Son parti avait envoyé à plusieurs reprises des émissaires au palais présidentiel de Damas. Alors que les oppositions perdent dans l’opinion un terrain considérable sur le gouvernement au sujet de la résolution du problème kurde, elles cherchent inévitablement à tirer profit des bombes de Reyhanli. Au lieu de promouvoir l’unité nationale, la terreur à la frontière turco-syrienne risque de polariser encore plus la scène politique turque. Davantage de remous risquerait de mettre à mal l’ambition de Recep Tayyip Erdogan de devenir, l’année prochaine, le premier président turc élu.

Divergences avec Obama
Comme la situation en Syrie n’évoluera probablement pas dans le court terme, ce type d’attaques pourrait potentiellement se reproduire. Comment la Turquie peut-elle réagir?
Elle est en fait un peu coincée. Le revirement des Américains, qui préfèrent réactiver la voie diplomatique plutôt que d’accroître l’aide aux opposants, piège terriblement leurs «alliés» turcs. Par la voix de Qadri Jamil, le vice-Premier ministre syrien, la Syrie n’a d’ailleurs pas manqué de se réjouir officiellement de ces nouvelles positions enfin «plus réalistes». Le 16 mai, Obama devait recevoir Erdogan dans son bureau ovale. Selon toute vraisemblance, tandis que le second utilisera le drame de Reyhanli pour convaincre le premier de mettre en place une no-fly zone ou un autre stratagème efficace de soutien aux opposants, Obama lui demandera de faire quelques pas en arrière et de demander aux pro et aux anti régime de s’asseoir autour d’une table. Le président américain devrait aussi faire part à Erdogan de ses inquiétudes quant à l’extrême tolérance turque envers les extrémistes. Ankara, conscient de la plus grande efficacité de ces combattants, a renâclé jusqu’à présent à entraver leur développement.
Si on s’en tient au dernier discours de sayyed Hassan Nasrallah, le leader du Hezbollah, le jusqu’auboutisme turc dans la politique anti-Assad, lui a valu quelques ennemis au sein des communautés chiites.
Pour un pays qui aspirait à un revirement de sa diplomatie vers l’Est, pour un pays qui aspirait à un certain néo-ottomanisme, c’est raté, complètement raté. La Turquie était contre l’intervention en Irak, la Turquie était contre l’intervention en Libye, la Turquie a fait de gros efforts, mais elle vient de les gâcher.
Sur le court terme, à la recherche d’un rôle à jouer, la Turquie organisera le 23 mai prochain, une réunion de la Coalition d’opposition syrienne qui discutera de la proposition américano-russe au sujet d’une conférence internationale réunissant régime et opposition.

 

Antoine Wénisch
 

La France, dindon de la farce
Dans le même registre que la Turquie, la France paie aujourd’hui son excès de zèle sur le dossier syrien. Pour avoir voulu être plus américains que les Américains, les Français se retrouvent, dépossédés de tout pouvoir d’influence, obligés d’interpréter un numéro diplomatique d’équilibriste.
En décalage complet avec la réalité du terrain que décrivaient les diplomates en poste à Damas, le Quai d’Orsay s’est entêté à parier sur la rapide déroute du régime. En considérant Bachar el-Assad comme le futur ex-dictateur syrien, et en plaçant tous ses œufs dans le même panier CNS, Paris s’est coupé de toute possibilité de peser dans un processus diplomatique à venir. Cela alors que les relations franco-syriennes étaient au beau fixe jusqu’en 2010. Le président syrien avait même été invité à défiler sur les Champs-Elysées pour le 14 juillet 2008.
Aujourd’hui, pour rattraper un strapontin à la conférence internationale qui s’annonce, la France tente de donner quelques gages aux Russes et aux Américains. Plusieurs mois après eux, elle va sans doute mettre le groupe Jabhat al-Nosra sur sa liste des organisations terroristes.
Entre les deux, une seule constante, servir aveuglément les intérêts américains. Finalement pas surprenant pour un pays de l’Otan.

Netanyahu part à Moscou
Symbole de l’intense activité diplomatique de ces derniers jours, Vladimir Poutine a reçu Benyamin Netanyahu à Moscou le mardi 14 mai. Le Premier ministre israélien et le président russe ont évoqué la situation en Syrie. Si elle constitue une étape importante des relations russo-israéliennes, il ne faut pas attendre de cette rencontre qu’elle chamboule la nature de ces relations. Netanyahu a cherché à convaincre Poutine de cesser la livraison de missiles sol-air S-300 à la Syrie. Il craint que ces armes ne tombent dans les mains du Hezbollah et «modifient l’équilibre des technologies et des équipements militaires au Proche-Orient». Les autorités russes assurent pourtant qu’il ne s’agit que d’un armement défensif qui doit protéger la Syrie et dont Israël ne devrait pas s’occuper.

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