Magazine Le Mensuel

Nº 2900 du vendredi 7 juin 2013

general

Le Printemps de Beyrouth. Une expérience charnière

Le Festival du Printemps de Beyrouth a offert aux Libanais un cadeau inestimable. Durant une semaine, un souffle porteur de l’esprit de Wajdi Mouawad a enveloppé la ville. Que le travail de mémoire commence… enfin… peut-être…

Les Libanais ont appris à le connaître, à respirer à son rythme. Ils ont découvert, redécouvert, Beyrouth et le Liban, avec lui, Wajdi Mouawad. La dernière semaine du mois de mai, du 26 au 31 plus précisément, s’est avérée décisive. Il semble. D’après l’affluence enregistrée à ses représentations, l’émotion ressentie à chacun de ses mots. D’après son émotion à lui, visible, sur ses traits, par ses expressions, par le mouvement de ses mains.

Entre révélation, trouble et sublime
Incendies fut

Intense. Intense. Les représentations d’Incendies au Liban, les 27 et 28 mai, au théâtre al-Madina, le furent, à plus d’un titre. Tellement intenses que les mots n’ont plus de place, n’ont plus lieu d’être, n’ont plus de sens. Face au raz-de-marée qu’elles ont suscité. Face aux mots de Wajdi Mouawad. Ceux qu’il a enfantés dans la souffrance, dans la douleur, dans l’exil qu’il vit comme une «culpabilité pénible», pour donner corps à la souffrance libanaise, à la guerre libanaise, qu’il met en scène, sans la nommer.
Avant de venir au Liban, il avait prévenu ses acteurs, ses collègues, ses amis de la compagnie Abbé Carré Cé Carré. Ils ont certes présenté la pièce, durant une dizaine d’années, autour du monde, mais cette fois, ils seront face au public libanais qui saura la décrypter dans ses moindres détails. Le public libanais qui s’y est reconnu, s’y est vu, comme dans un miroir réfléchissant, tellement réfléchissant qu’il en devient déchirant, abominable, insupportable. Pourtant, impossible de détacher son regard, de s’éloigner, de partir. Impossible de continuer à fermer les yeux. Wajdi Mouawad a vu ce que nous refusons toujours de voir.
La pièce vous transperce, par la tension qui se donne à voir et se ressent à tout moment. Rien n’est laissé au hasard, rien n’est gratuit. Chaque détail de la mise en scène, chaque mouvement, chaque son, chaque bruit, chaque silence, chaque détail du décor. A chacun de l’interpréter en fonction de son vécu, en fonction de notre passé collectif. Et la pièce s’achève dans le silence, face aux comédiens québécois dans la peau de personnages libanais, se protégeant par une bâche de la pluie qui se déverse. L’eau comme symbole de rédemption, de renaissance, de renouveau? Non, peut-être pas. Parce qu’après tout, la guerre n’est pas terminée. Elle se poursuit. Elle se vit au quotidien, encore et toujours. Et si espoir, il y a, ce n’est que par les mots. Ceux que nous n’avons pas encore pu trouver.
Une standing-ovation née instantanément du cœur, d’un cri du cœur. Sous le choc, sous le coup de l’émotion, des deux côtés du théâtre, sur la scène et dans la salle. Une expérience unique. Un point de non-retour.

Chababeek Beyrouth
de Tania Saleh La légèreté de l’être

Et le festival débute, le dimanche 26 mai, au Jardin Samir Kassir. «Chababeek Beirut», ou Tania Saleh en concert. Une première bouffée d’oxygène, aussi fraîche que la brise de cette soirée, que le répertoire concocté par Tania Saleh et aussi vivifiante que les animations esquissées par Tania Saleh. Hommage à l’amour sous toutes ses formes, à la vie dans ce qu’elle a de plus éternel, de plus éphémère, de plus insaisissable, de plus palpitant.
Ils sont là, les auditeurs spectateurs, seuls, en groupe, en famille, jeunes et moins jeunes, avec leurs amis, avec leurs enfants, pour prendre part au premier événement du festival, dédié à la mémoire de Samir Kassir, pour partager ce moment avec Tania Saleh.
Sur scène, accompagnée de Raffi Mandalian à la guitare, Bassam Saba au ney et à la flûte, Nidal Abou Samra au piano, Makram Aboulhosn à la contrebasse, Fouad Afra à la batterie et Ibrahim Jaber aux percussions, Tania Saleh plonge l’audience dans un univers où l’intime côtoie la légèreté de l’être et du corps. Et les chansons se succèdent, emmêlant sons et sonorités orientales, latines, jazz, sur des paroles tour à tour allègres, profondes, douces, ou de simples vocalises comme la chanson Min Soucat dédiée à Imane Homsi. Et en toile de fond, sur un écran géant, défilent les esquisses animées de Tania Saleh, chacune épousant l’esprit de la chanson qu’elle illustre, espiègles, graciles, simples et gracieuses. A l’image du concert. Il ne nous reste qu’à trouver le chemin de l’amour, tareeq el hob.

Discussions à cœur ouvert
Entre une représentation et une autre, Wajdi Mouawad est allé à la rencontre du public libanais à travers une entrevue avec l’écrivain et critique Paul Chaoul, le 29 mai, au siège de la banque Audi au centre-ville. Durant une heure, le Liban a été vécu et revécu comme exil imposé, comme choix de rester. «Quitter le Liban à 8 ans c’est suivre ses parents, dit Mouawad. A ce moment-là, on ne sait pas qu’on est en train de perdre la langue maternelle, qu’on est en train de se transformer en quelqu’un d’autre». L’écrivain évoque la tentative désespérée du Libanais généralement de recréer un Liban dans le nouveau pays, les vies parallèles qu’il aurait pu avoir si…, la schizophrénie de l’exil. Mais, «à la représentation d’Incendies ici, ajoute-t-il, à l’émotion qui a surgi entre le public et les comédiens, c’est comme si tout à coup, j’ai eu le sentiment d’une sorte d’agglomération de toutes ces parties que l’exil avait éparpillées. Comme si cette émotion sentie à travers deux cultures différentes, à travers la grâce du théâtre, était devenue d’une certaine façon le contre-exil, l’anti-exil. J’ai eu l’impression enfin d’être moi, de pouvoir dire moi. Le public libanais m’a fait comprendre que tout ce que j’ai écrit je l’ai écrit pour lui. Je n’écrirai plus de la même manière après cette semaine».
Paul Chaoul, de son côté, émaillant ses mots d’humour, d’un humour enrobé de noir, et de gorge nouée à l’évocation de Samir Kassir, parle de la nécessité d’être un témoin en temps de guerre, le mot témoin en arabe engendrant le mot martyr. Et Chaoul a décidé de rester pour être un témoin. «Tout ce que j’ai écrit, poésie, théâtre, articles, était relié à la guerre». La guerre était omniprésente, «entre moi et moi-même, moi et la femme, et le mur, et le papier, et les larmes, et la mort… Où qu’on soit, la mort était notre éternelle compagne. On a vécu la mort au quotidien, on s’y est habitué. C’est un témoignage en soi». Et l’espoir est de mise: «Godot est venu». Le peuple arabe s’est soulevé. Le peuple libanais s’est soulevé et il a eu ses martyrs. «Le Printemps arabe n’a pas encore dit son dernier mot».

La Sentinelle
Jane Birkin donne corps aux mots de Mouawad
A peine la rencontre terminée, c’est la ruée vers les Thermes romains, pour avoir une place sur les marches, pour ne pas rater une seule minute de la prochaine performance, programmée une heure plus tard. La Sentinelle. «Ni tout à fait une lecture, ni tout à fait un spectacle. Un objet en construction dans la ville», dit Wajdi Mouawad, assis, sur un petit podium esquissé en forme d’espace scénique. Wajdi Mouawad parle. Et ses mots, encore une fois, accrochent, frappent fort. Les souvenirs émergent, comme une confession, un récit, un conte. Une âme torturée, une blessure béante, une lutte au sein de la famille, une enfance qui s’émerveille, qui essaie de résister, de garder son impact encore sur l’adulte. Un père qui frappe son enfant, au moment où ce dernier découvre dans la poche de son pantalon un coquillage, et s’y accroche, comme symbole d’enfance, de magie, de vie. Et le coquillage devient substitut du mot.
Voilà que résonnent en voix-off des bruits de rues, de villes, de l’effervescence urbaine de la modernité. Jane Birkin apparaît à l’autre bout de la rue. Elle avance, lentement, titubante. Elle est la sentinelle, elle est la vigie, la gardienne de ce navire qu’est la vie, le monde. L’enfance, l’amour, la mort, la douleur, les larmes, la souffrance, la lumière, l’enchantement, le désenchantement… Jane Birkin donne merveilleusement corps aux images qui s’entrechoquent, réveillent la conscience, triturent l’âme. Et triomphent dans la vie, par la vie: «Tout comme la douleur voyage au cœur de l’homme, l’amour voyage dans le cœur de l’homme».

Seuls, ou «la confession d’un enfant du siècle»
Une file qui s’étend au-delà des limites du théâtre Monnot, jusque dans la rue. Nous sommes tous là, attendant patiemment notre tour, depuis des heures, pour voir Wajdi Mouawad seul sur scène. Auteur, metteur en scène, et le voilà acteur, dans Seuls, présenté les 30 et 31 mai. Seuls semble résonner comme une confession, une confidence, tissée de souvenirs et de poésie, de mots légers et durs, de l’âme d’un écorché vif et de l’esprit d’un révolté.
Au cœur d’une émouvante mise en scène cumulant merveilleuses astuces et trouvailles scéniques, Wajdi Mouawad se révèle, se dévoile. Harwan, étudiant préparant sa thèse sur l’artiste canadien Robert Lepage, dans une langue qui n’est pas originellement la sienne, s’opposant à son père, alourdi par une faute dont il est innocent, une culpabilité lourde à porter, juste parce qu’il n’a pas vécu la guerre. Wajdi Mouawad crie de toutes ses forces, face à l’image de cet enfant, sous le ciel du Liban, tentant désespérément de compter les étoiles, sans les fixer du doigt, parce qu’on lui a dit qu’il risque alors de se voir pousser des verrues. Et d’un coup, l’humour noir vire au cauchemar. Renversement de situation. Coup de théâtre. Les mots, les piques cèdent la place aux images visuelles, sans mots, sans discours, chargées de toute la tension d’un imaginaire perturbé, de l’angoisse d’un être qui se cherche, au détour d’une guerre, d’un exil, d’une identité, d’une mort, d’une renaissance.

 

Nayla Rached

 

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