Magazine Le Mensuel

Nº 2979 du vendredi 12 décembre 2014

POLITIQUE

Les militaires otages. La tragédie de l’enlisement

Alors que les opérations militaires se multiplient autour de Ersal, l’exécution de Ali Bazzal et l’arrêt de la médiation du Qatar placent désormais les autorités libanaises seules face à leurs responsabilités. Les familles des otages en colère et les extrémistes en position de force attendent un signe du gouvernement qui pourrait utiliser les épouses Baghdadi et Jarkas comme monnaie d’échange.
 

Lundi, le Comité des ulémas musulmans, dirigé par le cheikh Salem Rafeï, s’est déclaré prêt à relancer les discussions avec les islamistes qui détiennent en otages les soldats et policiers libanais depuis le mois d’août. Il y a plusieurs semaines, l’instance avait déjà tenté une médiation, mais sa proximité avec le Front al-Nosra et l’Etat islamique l’avait, semble-t-il, disqualifiée malgré le soutien d’une partie des familles des otages sunnites. Après s’être entretenu avec le mufti de la République Abdel-Latif Derian, Rafeï a posé deux conditions pour reprendre les discussions. «Nous voulons être officiellement mandatés par le gouvernement pour qu’on ne nous accuse pas de travailler pour servir nos propres intérêts», a exigé le dignitaire religieux, avant d’ajouter que «le gouvernement doit être sérieux dans sa décision de libérer des islamistes de la prison de Roumié». Une offre que le gouvernement, à la recherche d’un médiateur efficace, va devoir prendre en considération car depuis dimanche soir, il se retrouve seul.
 

Le Qatar jette l’éponge
C’est par un communiqué de son ministère des Affaires étrangères que Doha a annoncé qu’il mettait fin à sa médiation de quatre mois. Ahmad Khatib, le négociateur syrien, envoyé par le Qatar, n’aura obtenu aucun résultat tangible sur le dossier des otages libanais. Seul succès à son actif, la libération, il y a dix jours, de la nièce d’Abou Khalifa Atiyyé, le secrétaire général du bureau de l’émir du Qatar, détenue en Syrie et remise à Khatib par l’intermédiaire du directeur de la Sûreté générale Abbas Ibrahim. Il y a plusieurs mois, le frère d’Abou Khalifa, Abou Aziz, a été arrêté par les autorités libanaises pour le financement d’une organisation terroriste basée dans le Qalamoun syrien. Il avait été ensuite libéré sous la pression de l’émir du Qatar grâce à l’intercession du même Abbas Ibrahim.

 

Les épouses, atout maître
Le ministre de l’Intérieur, Nouhad Machnouk, peut expliquer qu’il est «normal que le Qatar ait eu son propre agenda» pour édulcorer l’affaire, le sentiment de l’échec a un goût amer. La médiation de l’émirat n’aura-t-elle été finalement que médiatique, comme le sous-entendent certains? Concrètement, Khatib n’aura fait que transmettre la liste des exigences des preneurs d’otages. Après avoir obtenu ce qu’il était venu chercher, Khatib a essayé de se rendre dans les montagnes de Ersal pour les rencontrer. Ces derniers ont refusé de le recevoir. Pour les familles des otages, le rôle du Qatar, comme celui de la Turquie, dans cette affaire, a toujours semblé nébuleux. Signe de leur colère, quelques heures après l’annonce de l’exécution de Ali Bazzal, elles se sont rendues en face du centre culturel turc pour manifester «contre ceux qui financent les terroristes».
Le gouvernement doit désormais assumer seul ses responsabilités. Englué dans ses contradictions, son chef, Tammam Salam, s’est sans doute servi du paravent qatari pour s’en décharger. Le voilà obligé d’établir une stratégie. Samedi, quelques heures après l’exécution du policier Ali Bazzal, le Premier ministre a convoqué une réunion sécuritaire d’urgence. Autour de la table, le ministre des Finances Ali Hassan Khalil, partisan de la manière forte, le ministre de la Santé Waël Abou Faour, qui a un temps joué les médiateurs avec les familles, le ministre de la Défense Samir Mokbel et le commandant de l’armée Jean Kahwagi pour coordonner l’action militaire, le ministre de l’Intérieur Nouhad Machnouk, partisan de la négociation, tout comme son collègue de la Justice Achraf Rifi.

 

Mghayt, prochain supplicié
Après plusieurs heures de discussions, les intervenants se sont accordés sur le principe de la négociation en position de force, susceptible d’obtenir des résultats et en préservant la paix civile – en d’autres termes, sans froisser le ressentiment d’une minorité agissante qui estime que le Hezbollah et l’armée font la chasse aux sunnites. La mise en œuvre de cette stratégie repose sur deux piliers: l’encerclement militaire des preneurs d’otages afin qu’ils disposent de porte de sortie vers la Syrie (voir encadré), l’utilisation des épouses Baghdadi et Jarkas comme monnaie d’échange, dans le but de répondre au Front al-Nosra et à Daech qui ont dénoncé «la faiblesse du gouvernement» qui a procédé à «l’arrestation des femmes et des enfants». Voilà pour la théorie. Pour la pratique, on attendra des «circonstances favorables».
Pour redorer son prestige perdu, le gouvernement libanais a décidé de négocier en son nom propre, sans intermédiaire étranger. Abbas Ibrahim se chargera des discussions avec les islamistes; les autres ministres, avec Waël Abou Faour à leur tête, feront le tampon avec les familles, prêts à en découdre si le dossier n’avançait pas.
Salem Rafeï n’est pas le seul à s’être proposé pour négocier au nom du gouvernement. Il y a quelques jours, le leader de l’Union des clans sunnites de la Békaa, le cheikh Jassem Askar a, lui aussi, offert ses services. Cet homme n’est pas inconnu. A Ersal, il est considéré comme celui qui a obtenu le report de l’exécution de Bazzal et la remise du corps de Mohammad Hammiyé, l’otage exécuté le 19 septembre dernier, à sa famille cinq jours plus tard. Askar se rendait dans les montagnes de Ersal en compagnie du cheikh Moustafa Hojeiri, alias Abou Takié, l’un des médiateurs favoris des familles des otages sunnites. Il se dit que Askar discutait directement avec le commandant du Front al-Nosra dans le Qalamoun, Abou Malek el-Tilli, lui-même sous les ordres directs du leader de l’organisation, l’émir Abou Mohammad el-Joulani. C’est lui qui, aujourd’hui, dirige la manœuvre pour le Front al-Nosra. Du côté de l’Etat islamique, les responsables ont aussi été remplacés. Abou Talal Hamad a laissé la main à Abou Abdel-Salam el-Ordoni, plus proche de la direction de l’organisation.
Côté familles, la mobilisation reste intacte. A Bazzaliyé, les résidants de la localité, dont était originaire Ali Bazzal, ont bloqué pendant plusieurs heures la route reliant le village à Laboué, sur l’autoroute qui traverse la Békaa du nord au sud. Dans le même temps, les familles mobilisées place Riad el-Solh, au centre-ville de Beyrouth, ont coupé les routes menant à la capitale. La balle est désormais dans le camp du gouvernement qui attend les résultats de l’offensive militaire à Ersal et ses environs, avant de lancer des discussions avec les preneurs d’otages. Pour l’Exécutif, comme le dit le ministre Machnouk, «tous ceux qui pourront obtenir des résultats pouvant aboutir à la libération des otages sont les bienvenus». Pour la main de fer, on repassera…

Julien Abi Ramia

Ersal: l’armée resserre l’étau
Dans la nuit de lundi à mardi, l’Armée libanaise a pilonné plusieurs repaires de combattants à l’est de Ersal, entre le village et la frontière syrienne, au cours de l’une des plus lourdes opérations dans le secteur depuis plusieurs semaines. Des canons de longue portée ont été utilisés. Objectif: préparer le terrain à un resserrement du contrôle de Ersal et de ses environs et déloger les combattants de leurs cachettes dans les faubourgs de la ville.
Au cours du week-end dernier, l’armée avait renforcé ses positions autour de la localité à coups de renforts en hommes et en armes. Elle a également imposé un siège à la périphérie de la ville, en bloquant la plupart des routes, au moyen de remblais, menant à la zone, ne laissant que deux routes ouvertes, mais étroitement contrôlées, pour permettre aux résidants de se déplacer librement. Est-ce le prélude à une opération terrestre de grande envergure?
Lundi, une voiture piégée appartenant à Hassan Ezzeddine a explosé près de la grande mosquée de Ersal.

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