Magazine Le Mensuel

Nº 3088 du vendredi 6 avril 2018

general Spectacle

Ali Chahrour. Le corps ganté de mémoire

Chorégraphe et danseur, Ali Chahrour a percé sur la scène locale et internationale à travers sa trilogie sur la mort, dont le dernier volet sera présenté en juillet au Festival d’Avignon. Parce que le corps est porteur d’un héritage, d’une mémoire, d’un inconscient contextualisé, Ali Chahrour dessine les contours du corps libanais.

Pourquoi faire de la danse à Beyrouth? Pourquoi faut-il nécessairement exporter des techniques occidentales de danse contemporaine et essayer de les adapter à des concepts locaux? Comment extraire les particularités du corps arabe, libanais plus particulièrement? Autant d’interrogations que Ali Chahrour s’est posées, ne cesse de se poser, et qui furent  le point de départ se sa trilogie sur la mort: Fatmeh, Leila se meurt et May he rise and smell the fragrance. Une trilogie dont le succès a dépassé les frontières du pays, à la plus grande surprise du principal concerné. Depuis cinq ans que Fatmeh a été présenté pour
la première fois à Beyrouth, Ali Chahrour tourne encore de par le monde: Budapest, Dublin, Naples et en juillet, May he rise sera présenté au Festival d’Avignon, là où en 2016, il avait déjà présenté les deux premiers volets.
La seule mention de ce festival prestigieux sur son CV suffit à booster sa visibilité sur la mappemonde. Mais Ali Chahrour garde les pieds sur terre, bien ancrés dans son sol natal, conscient des petits dangers que pourrait représenter une telle visibilité, des filets d’un tel système bien établi qui pourrait le happer. «J’essaie de faire en sorte que cela n’influe pas sur mon travail quand je me penche sur une nouvelle création au Liban». Penser au préalable que la pièce va tourner dans le monde pourrait en effet impacter sa manière de travailler, sa technique, ses collaborations, le public auquel il s’adresse. Non, Ali Chahrour tient à garder l’authenticité, la liberté et la créativité de son travail, ici, «où tout est différent».

Après Thanatos, Eros
C’est donc à Beyrouth que Ali Chahrour a récemment entamé sa nouvelle création, par une résidence de trois semaines aux studios Zoukak. «Quand je me lance sur un nouveau projet, je ne peux le faire qu’à Beyrouth, les premières semaines du moins. C’est ici que l’équipe doit se rencontrer, répéter. Que ce soit basé sur l’énergie locale». Et c’est toujours au public libanais en premier que s’adressera la performance, plus précisément en janvier 2019. Elle est pensée comme la première partie d’une trilogie, axée cette fois sur l’amour.
Tout comme pour ses précédentes créations, Ali Chahrour ne travaille pas avec des danseurs professionnels. Ses collaborateurs aujourd’hui, Hala Omran, Sharif Sahnaoui, Aya Metwalli et Simona Abdallah, oscillent entre la performance et la musique. «J’ai envie d’expérimenter avec le corps qui n’est pas entraîné à la danse. Un danseur professionnel trouve les solutions faciles et techniques dans son corps. Mais ce qui m’intéresse c’est justement comment un corps qui vit au Liban, qui a tout cet héritage, qui n’est pas habitué à bouger dans un certain mouvement, va trouver d’autres solutions: il va aller vers quelque chose d’instinctif, d’organique. Les interprètes m’intéressent aussi en tant qu’individus. Je sens qu’ils ont quelque chose de très fort à dire sur scène».
A Beyrouth, les rencontres deviennent, des collaborations. Ali Chahrour aime prendre son temps avant d’approcher les gens avec une idée de projet. Ici, on se croise au détour des événements culturels, d’une rencontre, d’un café, d’une discussion, Ali Chahrour parle de son projet pour voir à quel point son interlocuteur est intéressé. Les discussions s’intensifient avant d’aboutir à une collaboration, parce que l’engagement que cela implique est intense, de longue durée. Parfois il peut s’étaler sur 3 ou 4 ans. «J’ai été très chanceux de ce côté-là; les personnes avec qui j’ai collaboré ont porté plus loin ma proposition originale. Il faut de la confiance, une grande confiance. Parce que les sujets qu’on traite sont difficiles à gérer, à digérer, très sensibles. Emotionnellement, parfois, les interprètes ont été blessés, mais ils ont continué jusqu’au bout».
Le chorégraphe est conscient que ce qu’il propose à ses collaborateurs est loin d’être de tout repos, que cela implique de leur part de se mettre à nu, corps et cœur, d’être authentiques. «Je traite avec des êtres humains qui deviennent tellement fragiles sur scène. C’est très beau mais en même temps difficile à porter. Chaque performance est un combat émotionnel, technique, créatif et au niveau de la production aussi».
Le monde avec son corps. Pour pouvoir gérer toutes ces responsabilités, Ali Chahrour réalise qu’il ne peut pas toujours être danseur dans ses propres chorégraphies. Il l’a fait à deux reprises, et ça a été éprouvant, fatigant. Dans sa nouvelle création, pour le moment, il ne compte pas être sur scène. Mais la tentation est toujours là. «Je préfère davantage être danseur que chorégraphe. Cela me permet d’expérimenter et d’approcher le monde différemment, de manière physique, organique, avec mon corps, et non intellectuellement. Cela s’imprègne davantage dans la mémoire».
Aujourd’hui, la danse est inscrite dans l’ADN de Ali Chahrour. C’est son métier, sa passion, son centre d’intérêt, sa reconnaissance. Pourtant, ce fut presque un hasard. On aimerait penser que c’était une passion d’enfance, une détermination à réaliser un rêve, à affronter toutes les difficultés que cela aurait pu poser dans le pays dans lequel on vit. Dans sa manière de se raconter, il semble anticiper toute idée préconçue, le sourire toujours doucement posé sur ses lèvres, les mots s’agençant en images. Après ses études scolaires, il s’inscrit en théâtre à l’Université libanaise, juste parce qu’il aime les planches, sans trop savoir exactement ce que c’est. Une passion dans laquelle il s’est lancé. «Et comme je suis le gâté de la famille, on m’a laissé faire ce que je veux. Ce n’est pas plus profond que cela», ajoute-t-il en riant doucement. En 2e année de fac, il prend des cours de danse et d’expression corporelle avec Omar Rajeh, cours auxquels il adhère immédiatement, inconscient alors de sa flexibilité.
A partir de là, les choses commencent à devenir plus claires. Il collabore avec Omar Rajeh dans plusieurs spectacles, et dans le cadre des tournées à l’étranger, Ali Chahrour reste quelque temps dans le pays où la troupe a atterri pour suivre cours et formations. «Là où il y avait un workshop, ici ou ailleurs, je me jetais. J’essayais tout, surtout de la danse contemporaine». A partir d’un certain moment, on ne peut plus être dilettante, il faut assumer son choix, être à la hauteur de cette responsabilité, faire ses preuves dans ce métier de scène qui, dit-on souvent, ne nourrit pas son homme.
Parallèlement, son approche de la danse commence à changer. Entre deux duos avec Emilie Thomas, dans le cadre de Maqamat, (On the lips snow et Danas), il rencontre la compagnie Zoukak et collabore avec eux. Une riche expérience, porteuse d’espoir, contagieuse de par la passion que cette compagnie voue au théâtre, combinant plaisir et sérieux. Il arrête de travailler avec Omar Rajeh, son intérêt se portant ailleurs, là où justement se fait plus urgente la question de la contextualisation du corps. Et Fatmeh fut, en 2013. Une de ses meilleures expériences, qui a marqué un virage dans son parcours. «Oui, je peux continuer tout seul dans ce domaine et créer quelque chose dans ce pays».
 

Photos: L. Philippe – D. Houcmant – Z. Ceblany – H. Hote -T. Mokadem.

Nayla Rached

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