Magazine Le Mensuel

Nº 3089 du vendredi 4 mai 2018

Cinéma en Salles

A Feeling greater than love, de Mary Jirmanus Saba. Si le passé avait les réponses d’aujourd’hui?

Avec son premier long documentaire, A feeling greater than love, (Prix Fipresci- Berlinale 2017), Mary Jirmanus Saba interroge les grèves sanglantes des usines de Ghandour et de la Régie de tabac et tombac, dans les années 70. Effacées de la mémoire, elles portaient les promesses d’une révolution populaire.

C’est à l’image de l’intensité du film que se déroulera la rencontre avec Mary Jirmanus Saba. L’objectif même du film est atteint: enclencher le débat, non seulement sur la période que le film traite initialement, mais sur notre présent même, et sa projection dans l’avenir. Les trajectoires temporelles s’interpénètrent dans A feeling Greater than love. C’est d’ailleurs son point de départ: demander au passé par quels moyens transformer le présent.
Après des études en sciences sociales au Collège Harvard et un M.A. en géographie de UC Berkley, Mary se rend en Equateur, munie d’une bourse, pour animer un programme de télévision communautaire. Là, elle prend la décision de travailler dans le cinéma. «Souvent on me demandait pourquoi il n’y a pas de films qui racontent les mouvements populaires au Liban et dans le monde arabe en général. Est-ce qu’il n’y en a pas eu?» Les questions commencent à la travailler. Elle décide de revenir au Liban, là où se trouve son combat, pour s’y consacrer à travers le cinéma.
Il y a eu au Liban, dans les années 70, un mouvement populaire de revendications sociales, dont les moments les plus importants se concentrent autour des grèves, réprimées dans le sang, des usines de chocolat Ghandour, à Chiyah, et de la Régie de tabac et tombac, à Nabatié, en 1972-73 très peu documentées, très peu archivées, autant en images qu’en vidéos. Elle rencontre Fawaz Traboulsi, qui leur a consacré un chapitre dans son ouvrage Une Histoire du Liban moderne (A History of Modern Lebanon). C’est lui qui la met en contact avec deux personnages clés de ces mouvements. L’aventure commence. Elle durera plus de 7 ans.

Face à l’ego, le collectif
Tenace, pugnace, têtue, mue par sa vision politique, sa «boussole», son espoir dans une vie meilleure pour tous, elle se lance sur le terrain, à la recherche de ceux qui ont participé aux grèves, à Nabatié où ce fut plus facile, et à Chiyah, où la tâche s’avère plus ardue. A l’entendre raconter ses péripéties, ses multiples chevauchées, en taxi-service, à travers la ville et le pays, le regard interrogateur et curieux des gens, puis leur accueil et leur enthousiasme, les multiples couches du film commencent à se profiler, et ses objectifs à s’agencer.
Au départ, il y avait l’idée de faire un film sur les jeunes d’aujourd’hui. Mais rapidement, elle se rend compte que le langage du film documentaire classique ne peut pas répondre aux questions qui se posent aujourd’hui, à l’urgence de comprendre pourquoi on répète le même cycle sans jamais aboutir à un résultat, au gré des révoltes populaires dans le monde arabe. «Personne ne prend une pause pour penser aux nouvelles manières d’accompagner notre époque, pour arrêter de se préoccuper de l’ego de chacun, et retrouver le principe de toute revendication sociale: dans cette chaîne humaine sociale, toute personne est remplaçable. Je voulais montrer les gens qui étaient au premier rang, les femmes notamment, et qui organisaient les grèves, mais n’avaient pas une place dans le comité organisationnel».
 

Pensée critique
C’est donc le passé qu’il faut éclairer, parce que les réponses sur le présent s’y trouvent peut-être. Là aussi, il était important de ne pas faire un film historique seulement, puisque les questions concernent notre présent et notre avenir. Le format imbriqué du film commence progressivement à se mettre en place, ses multiples séquences étant traitées à pied d’égalité, que ce soit les archives historiques, les archives cinématographiques ou les scènes filmées par la réalisatrice.
Contrairement à ce qu’on pourrait s’imaginer de prime abord, par rapport au sujet des années 70 au Liban, le sentimentalisme et la nostalgie «cette arme de destruction massive de la pensée critique» sont absents. Il y a un regard positif, personnel, interrogateur, qui s’interpose à l’écran, à travers le procédé cinématographique du carton, mots blancs sur fond noir, où la réalisatrice semble prendre le spectateur à témoin, pour l’inviter dans une pensée critique actuelle, où le passé et le présent dialoguent, à travers l’image et le son.
C’est dans cette relation entre l’image et le son justement que réside la particularité du médium cinématographique, dans l’objectif de créer une troisième entité, une sensation plus forte que l’amour, A feeling greater than love. L’accueil du public libanais a été au-delà de ses espérances. Projeté dans le cadre des Ecrans du Réel, le film a bénéficié d’une sortie ultérieure au Cinéma Metropolis, où il sera à nouveau programmé, en attendant sa projection en région, sa sortie sur support DVD et sur le Net, dans l’espoir de susciter, autour du film, à travers le film, un espace de dialogue, pour penser la cité différemment.

Nayla Rached
 

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