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Nº 3100 du vendredi 5 avril 2019

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Ibrahim Kanaan. «Les recrutements illégaux coûtent 240 millions $ par an»

Dans sa croisade contre le détournement, le gaspillage et la mauvaise gestion des deniers publics, le député Ibrahim Kanaan ne recule devant rien. Conscient de la gravité de la situation économique et financière, il propose des solutions réalistes pour une sortie de crise.

Vous êtes à l’origine, en tant que président de la Commission des Finances et du Budget, de la divulgation des nombreuses irrégularités qui entachent les comptes publics? Comment avez-vous découvert cela et où en sommes-nous aujourd’hui?
Lorsque j’ai assumé, en 2010, mes fonctions de président de la Commission des Finances et du Budget, j’ai découvert avec mes collègues que les comptes publics ont été rejetés 14 fois par la Cour des comptes. Le Parlement a créé un précédent en votant les budgets sans valider les comptes publics en violation de l’article 87 de la Constitution. C’est en contradiction avec le principe universel de la transparence des comptes. Enfin, il y a eu des infractions et des violations qui ont été relevées par la Cour des comptes. C’était une situation illégale et malsaine qui portait préjudice à la position financière du Liban sur la scène internationale et au niveau local, puisque la dette publique est à 70% interne. Pendant deux décennies, les dépenses de l’Exécutif n’étaient pas soumises à un contrôle. Les difficultés que nous vivons aujourd’hui sur le plan des finances publiques et de l’économie sont en grande partie dues à cette situation. A cause de cela, le Liban est un Etat financier hors-la-loi.
 
Cela était-il dû à l’incompétence, à l’ignorance ou bien cela était-il réfléchi?
En tant que réformateur, qui travaille depuis 9 ans sur des réformes fiscales et budgétaires importantes, je ne vais pas juger les intentions. Ceci dit, je doute que les responsables ne savaient pas ce que cela impliquait.
Nous essayons de changer la culture ambiante qui veut que les lois soient faites pour être appliquées aux citoyens ordinaires et non pas aux dirigeants. La classe politique a toujours considérée qu’elle était au-dessus des lois. C’est cela qui nous a mené à cette situation catastrophique.
 
Soit, vous ne voulez pas juger les intentions. Mais finalement, des milliards de dollars ont été dépensés sans justificatifs légaux. Si on ne demande pas des comptes aux responsables, comment dissuader d’autres de ne pas récidiver?
Je réclame qu’ils soient jugés mais ce n’est pas à moi de le faire. En tant que parlementaire, je ne suis pas juge. J’ai tout préparé pour que n’importe quelle instance judiciaire, qu’elle soit ordinaire ou exceptionnelle, se saisisse du dossier. J’ai travaillé, pendant 10 ans, sur tous les détails des comptes publics. J’ai refusé trois fois des compromis et ça m’a coûté beaucoup au niveau politique et personnel. Notre position constante a été d’exiger des comptes publics transparents. En 2013, j’ai contribué à un projet de loi présenté par le président Michel Aoun, qui était député à l’époque, pour la création d’une cour spéciale pour les crimes financiers, totalement détachée du système judiciaire avec des magistrats élus par le corps judiciaire et d’autres par le Parlement. Le projet de loi est toujours à la Chambre. Son vote par l’assemblée générale constituera une importante avancée.
 
On impute à Fouad Siniora des dépenses non justifiées de 11 milliards de dollars. Connaissez-vous le contenu du dossier remis par le député Hassan Fadlallah au procureur financier Ali Ibrahim?
Ce montant, que j’ai moi-même découvert, est une dérogation à la règle du douzième provisoire, qui permet de dépenser autant que le dernier budget lorsqu’une loi de finances n’est pas votée. Mais il y a beaucoup plus que ça. Je ne crois pas que l’on puisse faire assumer la responsabilité de cette affaire à une seule personne. Toute la classe politique au pouvoir entre 1990 et 2005 est responsable. Il se peut que certaines personnalités, comme M. Siniora, soient plus responsables que d’autres du fait que tout le dossier des finances était entre ses mains. Mais nous savons aussi que le consensus nécessaire pour transgresser les lois ne revenait pas au seul ministre mais à plusieurs personnes. On ne peut pas dire non plus qu’il n’y a que 11 milliards de dollars dépensés sans justificatifs.
 
A combien chiffrez-vous les sommes dépensées sans justificatifs légaux depuis 1990?
J’attends que les comptes publics préparés par le ministère des Finances soient transmis à la Commission parlementaire. Je ne peux pas à ce stade donner un chiffre précis. Il y a les dons estimés à près de 4 milliards de dollars; il y a les avances du Trésor situées entre 13 et 14 milliards de dollars et dont seulement 4% ont été rendus; il y a aussi les prêts, chiffrés entre 8 et 10 milliards de dollars. Je ne dis pas que ces sommes ont été dépensées sans justificatifs mais plutôt sans un respect scrupuleux des procédures légales. Pour cette somme totale de 26-27 milliards de dollars, le ministère des Finances a travaillé pendant 9 ans pour essayer d'en retrouver la traçabilité. Cependant, selon moi, aucune dépense publique n’a été faite dans le cadre de la loi, du moment qu’elles n’ont pas été validées par la Cour des comptes et qu’elles avaient lieu sans budget. L’essentiel, c’est que nous avons rompu, en 2010, avec ce phénomène malsain. Nous avons maintenant des budgets. Ici dans mon bureau, j’ai deux projets de budgets. Et nous avons aussi des comptes publics, avec
8 millions de documents, qui vont être publiés. Dans le passé, tous les comptes de l’Etat tenaient sur une simple feuille A4. Notre objectif n’est pas d’assouvir une vengeance politique mais de réaliser quelque chose de positif pour notre pays, son économie et ses finances publiques et retrouver cette confiance nécessaire pour le Liban.

Le Trésor pourra-t-il récupérer une partie de l’argent qui a été détourné ou gaspillé?
Tout est possible mais il faut en priorité guérir la classe politique et le peuple libanais de cette politisation et de cette confessionnalisation des affaires nationales. C’est pour cela que nous avons proposé un projet de loi permettant de récupérer les fonds qui ont été détournés ou pillés. Nous avons travaillé sur toute une batterie de lois qui visent à lutter contre la corruption. Certains textes ont déjà été votés, comme le droit d’accès à l’information, la protection des lanceurs d’alerte, la lutte contre la corruption dans les contrats gaziers et
pétroliers, la Commission nationale pour la lutte contre la corruption, la Cour spéciale pour les crimes financiers, l’enrichissement illicite… Maintenant, il faut que la classe politique et la population réalisent que lorsqu’ils réagissent d’une manière confessionnelle ou partisane à une question d’importance nationale, ils sont en train d’hypothéquer l’avenir de leurs enfants.

Pouvez-vous chiffrer le nombre de fonctionnaires recrutés illégalement surtout à la veille des élections législatives?
Evidemment que j’ai un chiffre et il est mis à jour presque quotidiennement. Pour l’instant, nous en sommes à 3 000 à 4 000 personnes recrutées dans l’administration civile et quelque 5 000 dans les forces armées et les services de sécurité. Cette situation est anormale d’autant plus que nous traversons une crise économique et financière difficile et que nous devons réduire les dépenses publiques. Tous ces nouveaux fonctionnaires et militaires coûtent au Trésor près de 20 millions de dollars par mois, soit près de 240 millions de dollars par an.

Les recrutements illégaux sont-ils l’apanage d’un parti politique bien déterminé?
Tous sont responsables dans des proportions différentes. C’est le fruit de cette culture qui fait que les responsables politiques pensent qu’ils peuvent se libérer de toutes les contraintes, de toutes les limites imposées par la loi et faire ce que bon leur semble, en estimant que l’intérêt de leur parti est plus important que l’intérêt public. Après que nous ayons pris en main ce dossier avec l’Inspection centrale et le Conseil de la fonction publique, il y a un arrêt presque total du recrutement. Ils ont peur.

Mais le mal est fait…
Certes, mais il y a une possibilité d’y remédier. L’article 86 autorise la Cour des comptes à résilier les contrats illégaux.

Les douanes seraient aussi une importante source de gaspillage et de manque à gagner pour l’Etat. Le Hezbollah et le mouvement Amal sont notamment pointés du doigt. Comptez-vous vous attaquer à ce dossier?
Je n’ai pas encore abordé cette question dans les détails. Mais je sais qu’il y a un manque à gagner dans la perception des droits de douanes. Les chiffres de deux ou quatre milliards de dollars sont avancés. Je ne sais pas s’ils sont exacts. Après avoir terminé avec le dossier du recrutement illégal, nous allons nous pencher sérieusement sur ce dossier.

Est-il vrai que de nombreux obstacles se dressent devant la mise en œuvre des décisions de la conférence CEDRE?
CEDRE comporte deux volets, le premier réservé au Législatif et le second à l’Exécutif. La partie législative est terminée. 90% des lois proposées ont déjà été votées. Lors de la conférence de Londres, où j’ai eu une intervention en présence de l’ambassadeur Pierre Duquesne, la communauté internationale a reconnu les progrès réalisés par le Liban au niveau du chantier législatif. Concernant l’Exécutif, nous savons tous que les choses vont moins vite à cause du retard de 9 mois pris dans la formation du gouvernement. C’est pour cela que le gouvernement est invité à accélérer la mise en œuvre de la partie qui lui incombe et qui s’articule autour de l’approbation d’un budget incluant des réformes. Celles-ci, au nombre de 39, ont déjà été proposées par la Commission des Finances. La deuxième mesure est la réduction du déficit budgétaire de 1 à 2%, sur une période de trois à cinq ans. Cet objectif peut être atteint à travers ce que nous faisons au niveau du recrutement illégal et la réhabilitation du secteur de l’électricité, qui engloutit 2 milliards de dollars par an. Ces mesures sont susceptibles d’améliorer la confiance dans les capacités financières du Liban, ce qui permettrait de baisser les taux d’intérêt sur le service de la dette publique à hauteur 1%. Nous pourrions, par conséquent, économiser entre 1 000 et 1 500 milliards de livres. Enfin, il y a les dons et les subventions faites par l’Etat à des associations à but non lucratif, qui appartiennent souvent à des épouses ou des proches d’hommes politiques, des partis, des communautés religieuses. Nous parlons, là, de 700 milliards de livres. Je suis sûr que nous pouvons, immédiatement, économiser 300 à 350 milliards de livres. Si nous ajoutons à cela une politique plus austère dans les dépenses de l’Etat concernant les conférences, les voyages etc…, nous pouvons réduire de 50% le déficit. Je ne pense pas que le redressement soit difficile. Il suffit d’avoir une volonté politique.

Paul Khalifeh

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