Magazine Le Mensuel

Nº 2952 du vendredi 6 juin 2014

Editorial

Incompétence et improvisation

Ça y est. Ce que les Libanais lambda craignaient est arrivé. Malgré les appels pressants des pays amis et alliés, la résidence présidentielle à Baabda est désormais ouverte à tous vents. Pour sauver les meubles, les portes et fenêtres sont barricadées rendant difficile tout accès. Nul ne connaît encore le sort qui lui est réservé, ni quel locataire est appelé à en lever les scellés. Ils sont nombreux à vouloir prendre le chemin de la présidence même s’ils ne se sont pas tous déclarés, gardant un secret espoir jusqu’à l’extrême délai. Chacun des prétendants potentiels a ses calculs personnels et sa vérité, celle-ci n’est pas souvent nationale et s’inscrit plutôt dans le registre des intérêts individuels, partisans et même familiaux. Les élections syriennes qui se sont déroulées à Yarzé, bloquant la circulation pendant plusieurs heures, et celles organisées en Syrie où les «réfugiés» se sont empressés de répondre massivement à l’appel de leur «maître», quels qu’en soient les mobiles et les failles, sont un exemple d’un «sens du devoir» aussi étrange que cela puisse paraître à l’ombre d’un régime dictatorial qu’ils disent vouloir combattre ou fuir. Ce flux d’électeurs syriens a mis en évidence, s’il en était encore besoin, leur présence massive au Liban qui, faute de statistiques scientifiques, est estimée à un million ou un million et demi et représente dans le meilleur des cas, le tiers des Libanais résidants. Des tirs de joie, aussi inattendus qu’inacceptables, ont secoué le pays tout au long de la journée électorale dans les parages de l’ambassade syrienne, accompagnés de manifestations «de joie à la gloire de Bachar el-Assad». Autre bizarrerie, le déplacement d’un très grand nombre de réfugiés, électeurs syriens, vers les centres de vote dans leurs régions. Réagissant à ce phénomène, le ministre de l’Intérieur a décidé de renforcer le contrôle du retour au Liban des réfugiés, ceux du moins qui ont ainsi démontré qu’ils n’avaient aucune raison de quitter leur pays pour se réfugier dans nos régions. Une mesure qui a suscité les cris d’orfraie des défenseurs du «pauvre et de l’orphelin» qui en oublient, dans leur immense générosité, le sort de leurs propres compatriotes lésés dans plus d’un domaine.  
Entre-temps, les parlementaires tentent de dissimuler leur dangereuse incurie et leur incompétence derrière des débats qui tournent autour de l’interprétation de la Constitution. Celle-ci, pourtant, s’il faut en croire des juristes impartiaux, est claire comme l’eau de roche. Mais n’est-ce pas un moyen pour nos élus de détourner l’attention populaire de leurs divergences incompréhensibles sur les questions essentielles et vitales? Décider de l’option présidentielle par des négociations marginales est inexplicable pour les citoyens qui, à l’instar de tous ceux des pays démocratiques, requièrent la transparence dans la gestion des affaires publiques qui les concernent en premier. Mais le Liban, lui, a sa propre définition de la démocratie, dont le sens premier est la souveraineté du peuple, et non celle des «zaïms, chefs de partis ou de communautés» par un consensus qui lui ôte son sens académique. Curieusement, cette formule bizarre continue à défrayer les chroniques de nombre d’analystes et d’éditorialistes qui, quelle que soit leur culture politique, la soutiennent à coups d’arguments très peu convaincants.
Le Dr Samir Geagea et le député Henri Hélou, tous deux déclarés candidats par leurs groupes politiques réciproques, ne posent pas de conditions rédhibitoires, ils s’en sont remis officiellement à l’option parlementaire. Le 8 mars, quant à lui, ne se prononce toujours pas sur le choix d’une personnalité et se limite à poser la condition que celle-ci sorte de ses rangs. Attend-il pour lever son option le feu vert de son chef d’orchestre, en l’occurrence l’Iran?
Pendant ce temps, l’opinion publique libanaise baigne dans le scepticisme et les «Une» des médias annoncent les pires catastrophes actuelles et à venir. Toute l’attention se porte sur les fonctionnaires et les salariés qui usent leurs chaussures et leurs voix à réclamer un dû qui leur a été, imprudemment promis. Certes, nul ne dénie leur droit mais peut-on, dans la faillite reconnue par l’Etat, occulter les conséquences économiques d’une promesse démagogique et improvisée sur le coût de la vie? Les enseignants, frustrés, peuvent-ils sanctionner une génération qui attend impatiemment d’accéder à la vie universitaire? Qui a raison? Qui a tort? La réponse à cette question est simple: le Liban donne encore une fois la preuve, hélas, de n’être pas encore adulte, de vivre dans l’improvisation et d’être incapable de passer le cap d’une tutelle. Reste à savoir laquelle? La tristesse atteint son maximum lorsqu’on apprend qu’une étude menée à l’étranger place Beyrouth, avant Paris et d’autres capitales prestigieuses, dans les dix villes que les touristes devraient visiter «avant de mourir». Qu’en a-t-on fait?

Mouna Béchara

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