Le Sporting Club
De 1955 à 2011, une même réputation
Il y a, à Beyrouth, des endroits que l’on n’aperçoit pas à première vue, mais que tout le monde connaît. Le Sporting Club en fait partie. Entre le Bain militaire, le café Raouda, le stade du club Nejmé et la grande roue de Luna Park, le centre balnéaire s’est choisi, il y a plus d’un demi siècle, un emplacement de rêve, dans la capitale, mais loin du brouhaha de la ville, face à la mer et à la Grotte aux Pigeons de Raouché.
Au début de l’été 1961, il y a tout juste cinquante ans, Magazine entreprend de faire la tournée des établissements balnéaires de la capitale libanaise, et publie trois articles dans des éditions successives: «L’été était arrivé très tôt cette année. Pour le Beyrouthin, il était prématuré de prendre le chemin de la montagne. C’est donc le long de la côte qu’il recherche la fraîcheur. L’époque où on dressait une sorte de tente pour que les femmes, pudiquement vêtues, puissent prendre un bain de pied, est révolue. Quels étaient déjà les principaux centres balnéaires? Quelle était la clientèle habituelle de chacun d’entre eux? Chaque plage avait ses habitués qui ignoraient en général les autres». La tournée commence au St Georges Yacht Club, avec à proximité le Bain français. Le périple du journaliste prend la route du phare, dite Manara, passe devant le Bain de l’Université américaine, le bain militaire et s’arrête au Sporting Club. «Etablissement très sélect», pouvait-on lire. «C’est l’ancien Beau Rivage qui, en 1955, fut repris et dirigé par ses actuels propriétaires, Gargour et Abou Nassar. C’est l’un des établissements les mieux tenus de Beyrouth. Fréquenté par une élite libanaise et étrangère, il possède une petite crique naturelle, d’immenses terrasses aménagées pour le bain de soleil et une plage de sable pour les enfants. Les cabines sont confortables, les chaises longues ne manquent pas et le restaurant est bien tenu».
«Dans les années 40, peu de gens fréquentaient les plages, les mentalités étaient encore conservatrices, indique Walid Abou Nassar, fils du propriétaire. Mon père a créé cet établissement, il y a 57 ans, quelque temps après avoir terminé ses études universitaires».
Inter-Coup de tête ou de cœur? L’histoire du Sporting Club remonte au jour où le père d’un ami de Georges Abou Nassar lui propose de venir visiter les lieux d’un possible investissement, précisément sur la corniche, à côté du Bain militaire. «Il n’y avait alors qu’une sorte de kiosque, bar à café. Les pêcheurs vivaient sur place dans des cahutes. Il n’y avait que des rochers et aucune terrasse», décrit Walid. «Une petite piscine existait déjà, équipée d’un moulin à vent pour pomper l’eau, décrit-il, elle appartenait à la famille Kamar». Ce lieu déclenche le déclic chez Georges qui ne cache pas à son partenaire le coup de cœur qu’il a pour l’emplacement et lui propose d’acheter, à la fois, le café et la piscine. C’est ainsi que le Sporting Club prend forme. L’investisseur aménage alors des terrasses et rénove le café avec l’argent dont il disposait à l’époque. Au printemps 1955, il déclare privée «la plage». Elle portera désormais le nom de «Sporting Club» en rappel aux grands établissements du nom en Europe, notamment à Monte Carlo.
«A l’annonce de l’ouverture d’un club privé, les gens ont traité mon père de fou, arguant du fait que personne ne venait nager en général dans la mer, alors qui viendrait payer pour le faire?» raconte Walid.
Le lancement a fait grand bruit. Soudain, les demandes d’adhésion au Club se multiplièrent. «Mon père a fait ses études à l’Université américaine et, autrefois, il n’y avait pas beaucoup d’étudiants, et encore moins ceux qui arrivaient à obtenir un MBA. Il était très bien positionné. Dans les années 40-50, tous les hommes d’affaires sont passés par l’AUB, il avait donc beaucoup de connaissances.
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C’était une sorte de même communauté». Une communauté au sein de laquelle se retrouvaient des amis. Telles sont les raisons du succès du Sporting Club. «Nos clients appartiennent tous à une même classe sociale que l’on pourrait appeler la bourgeoisie éduquée», affirme Walid.
Le journaliste de Magazine l’avait bien noté dans son reportage: «Pour nager au Sporting, il faut, bien entendu, être abonné ou être invité par l’un des très nombreux abonnés. La direction étant très stricte sur la sélection des membres du Club, sa clientèle est variée, mais toujours élégante: jeunes femmes en bikini, vieux messieurs fumant la pipe, sportifs explorant le fond marin». Ce tri à la base a perduré comme un leitmotiv, une nécessité, même s’il provoque certains remous dans la société libanaise. La politique de la maison est claire, ne jamais changer de clientèle sous aucune condition. «Nous gérons le Sporting en respectant le souhait de mon père: être strict et conservateur. Ainsi des ambassadeurs européens viennent fréquemment ici. Mais quand ils accèdent à la terrasse, leur escorte ne peut pas les accompagner. Une fois en maillot de bain, quelle que soit la nationalité du client, il devient citoyen du Sporting. Il ajoute «pendant la guerre civile, mon père est resté sur place pour garder les lieux. Il a dû faire face aux différentes factions politiques et milices pour conserver sa politique de tri. Il savait comment et quand dire non».
Inter-Un lieu de rencontres Même si les critères de sélection sont restés identiques, les membres peuvent dorénavant plus facilement avoir des invités sans accord préalable. «Ça n’a pas toujours été le cas, souligne Walid. A une époque, celui qui invitait, devait avertir trois à quatre jours à l’avance, pour que les noms des personnes conviées soient inscrits sur une liste à l’entrée». Les règles sont les mêmes, comme le sont les structures du complexe balnéaire. Certes, la couleur jaune a récemment remplacé le blanc, au côté de l’indispensable bleu, mais le béton est toujours le ton à la mode. «Chaque hiver, une partie du Sporting est inondée par les eaux, explique Walid, et chaque printemps révèle son lot de dégâts. La mer s’invite sur toute la terrasse et les vagues frappent aux fenêtres du restaurant, on ne peut pas rien y faire». Il rajoute: «néanmoins, nous ne fermons que lorsque la mer nous oblige à le faire».
«Tout est vieux ici, constate Ata Azar, un habitué depuis plus de cinquante ans. Des travaux devraient être réalisés, mais Georges ne veut pas entendre parler de moderniser le Sporting». L’endroit n’a pas changé et son cachet résiste au temps. Ata se rappelle avec émotion tous les amis rencontrés dans l’établissement balnéaire. «C’est une grande famille», dit-il. Les plus belles années du Club? D’après Walid, elles se situent au début des années 70. «Le tout- Beyrouth s’y retrouvait. Les gens étaient plus gais, assoiffés de plaisir. Ils voulaient profiter au mieux de la vie, se souvient-il. La plupart des activités de la zone dite Ras Beyrouth se passaient au Sporting. C’était un lieu très populaire. On y pratiquait le ski nautique, la plongée et le pédalo. Les jeux de cartes ou de trictrac emplissaient les terrasses. Aujourd’hui, les habitudes ont changé».
Mais l’essentiel semble avoir été sauvegardé. L’esprit du lieu persiste, sa renommée également. «Le Sporting est, finalement, une manière de vivre, s’enthousiasme Walid, un environnement où tout le monde prend du plaisir.Vous devez le vivre pour comprendre». Delphine Darmency
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