Au rez-de-chaussée du centre commercial et financier, Gefinor, le Salon de coiffure Georges fait sensation. Il est toujours aussi pimpant malgré ses 50 ans. A quelques pas des nouvelles adresses branchées de la place, il n’a pas pris une ride, si bien que l’on pourrait se croire revenus, sans trop d’imagination, quelques années auparavant.
Les sept fauteuils ancestraux MOBA n’ont pas l’air d’avoir subi le temps, ils étincellent. La caisse, qui trône sur son bureau, a des allures d’antiquité. La même décoration, les mêmes habitudes subsistent depuis 40 ans.
Assis dans un des fauteuils en cuir marron, formant le petit coin d’accueil de son salon de coiffure, Georges, cigarette en main, attend son prochain client. L’histoire commence il y a un demi-siècle. Georges quitte l’école à 16 ans et s’oriente vers la coiffure pour gagner sa vie. Il débute en balayant les salons de coiffure avant d’apprendre à manier les ciseaux et le plumeau qu’il fera parfaitement. C’est, dans l’un des salons où il travaille, que le jeune homme croise la route du propriétaire de Gefinor. «Nous avions fait un deal, explique Georges, je lui faisais une coupe qu’il ne pourrait oublier et il acceptait ce que j’allais lui demander. La coupe lui a plu et j’ai pu choisir le magasin que je voulais au rez-de-chaussée de Gefinor en 1969».
A 27 ans, après avoir emprunté quelque 200 000 LL, il ouvre son salon de coiffure pour hommes, «les femmes étant difficiles à satisfaire», dit-il, après avoir commencé dans le métier pour ces dames. «Ça n’a pas été chose facile, ajoute-t-il, le salon s’est construit sur nos épaules».
Il se forge rapidement une clientèle et une réputation qu’il n’a jamais perdues. «Tous mes clients sont des gens respectueux et de niveau élevé. La plupart sont des hommes d’affaires, précise-t-il. Et puis, jadis, tous les ambassadeurs venaient chez moi, l’américain, le français, l’ambassadeur de Grèce, des Pays Bas, du Danemark». Autant dire que lorsqu’on l’essaie, on l’adopte.
Les amis reviennent
La discussion est soudain interrompue, les trois employés de Georges sont au garde à vous, un client franchit le seuil de la porte. A première vue, c’est un ami de Georges qui le salue chaleureusement. Munzer Awaida est un homme d’affaires qui vit aujourd’hui à Londres. Mais chaque fois qu’il revient au pays, il ne manque pas de passer spécialement au salon pour se faire couper les cheveux. «Je l’ai connu, il y a quarante ans, quand il travaillait dans un salon de la Galerie Ghandour, à côté de l’actuel Starco, se rappelle Munzer. Je demandais déjà toujours à être coiffé par lui. Les coupes de Georges sont vraiment différentes, elles conviennent au visage. C’est tout simplement le meilleur depuis quarante ans et il n’a pas changé. J’emmène ici mes amis, mon fils, mon beau frère, ils ne peuvent plus se passer de lui. Même l’actuel Premier ministre, Najib Miqati et son frère étaient ses clients. Maintenant ils sont devenus chauves, ils ne viennent plus, souligne-t-il amicalement.
Les clefs de sa réputation, Georges les connaît: la sincérité et la persévérance. «Je conseille mes clients sur la coupe qu’ils devraient adopter. Quand tu imposes tes idées et qu’elles sont bonnes, les gens reviennent et en parlent à leur entourage, parce qu’ils ont confiance dans ta façon de travailler. Mais si tu mens aux clients une seule fois, tu perds tout ce que tu as construit». Le maestro des ciseaux sait ce qu’il veut et ce qu’il aime, au salon comme à la vie, il s’impose sans compromis. «Si un client ne comprend pas mon idée, je travaille sans lui parler. C’est mon comportement. Si je n’étais pas comme ça, je n’aurais pas pu faire tout ce que j’ai fait», affirme-t-il. Malgré tout son entêtement, quand le client souhaite garder la même coupe, il obtempère. «Après tout, c’est son choix. Je ne veux pas gêner le client et en même temps je ne veux pas qu’il me gêne, c’est un respect mutuel».
Un militaire en civil
L’homme, qui se définit lui-même comme un militaire dans les habits d’un civil, ne tolère pas l’affront. Alors quand un député lui a parlé un jour avec arrogance, il l’a prié tout simplement de quitter le salon. «Il m’a demandé pourquoi j’étais en retard, je lui ai dit de ne pas se fâcher. J’ai arrêté de lui couper les cheveux, il a essayé de payer, il est parti et n’est plus revenu». Exit également les clients trop bruyants, «je préfère les clients calmes et respectueux qui ne gênent pas les autres, souligne le maître coiffeur. Parfois dans le salon, on n’entend pas même le bruit d’un claquement de talon». Quant aux artistes, ils sont considérés comme persona non grata. «Ils sont trop concentrés sur leur aspect physique, je préfère la personnalité d’un client plutôt que son allure extérieure, avoue Georges. Je ne les apprécie pas mais je ne leur en dis rien. Plusieurs fois des chanteurs sont venus, mais je m’applique à leur montrer qu’ils ne sont pas les bienvenus chez moi, je leur fais par exemple mal avec les ciseaux. Un jour, pour faire comprendre de manière détournée à un chanteur connu qu’il ne devait pas revenir, je lui ai demandé beaucoup d’argent et il n’est plus venu».
Malgré son air de dictateur, l’homme au beau regard clair est tout autre. Il chouchoute chacun de ses clients et fait de son mieux pour les satisfaire. «C’est l’un des lieux où je me sens vraiment bien, confie Munzer. Georges est devenu un ami. Au-delà de la coupe de cheveux, je prends chez lui une tasse de café, je me fais masser par Mohamed ou manucurer les mains par l’unique femme du salon. En même temps, c’est un lieu de rencontre, où des contacts s’échangent entre professionnels». Pas de place pour les problèmes politiques ou confessionnels dans son salon. «C’est pour cela que les clients aiment venir, insiste Georges, parce que toutes les communautés se retrouvent et discutent de tout sans problème, idem pour les employés».
De l’imagination
Des coupes de cheveux, il en a vu passer. La mode a évolué avec le temps sans perturber le travail du maestro et pour cause: «Nous créons le modèle, ce n’est pas le modèle qui nous crée, il s’adapte à ce que nous voulons, assure-t-il. C’est la grandeur de la coiffure. Je prends en considération le métier du client, par exemple on ne peut pas rallonger les cheveux d’un directeur de banque mais faire une coupe un peu féminine pour les couturiers de femmes. J’utilise la machine, mais c’est moi qui décide de la façon de couper. C’est la beauté du travail, je peux faire tous les modèles sans exception parce que j’aime mon travail et je le considère comme mon art. C’est plus qu’un art, c’est de l’imagination».
Dans les années 70, Georges avait 18 employés dont 6 filles. «Le salon était bondé. Je l’ouvrais de 7h30 jusqu’à 23h00. Nous n’avions pas le temps de manger, tant les clients étaient nombreux». Ce qu’atteste Munzer: «je me souviens très bien que, parfois, nous attendions notre tour». Aujourd’hui, le salon ouvre de 8h30 jusqu’à 19h maximum. «La guerre et l’après guerre m’ont obligé à licencier la plupart de mes employés. Le salon est resté ouvert tant que la situation n’était pas trop dangereuse. Nous étions en train de monter comme le feu, et la guerre l’a éteint. J’ai perdu les trois quarts de ma clientèle, annonce-t-il. La moitié a quitté le Liban, mais certains reviennent chez moi quand ils sont de passage. Aujourd’hui, je n’appelle plus ça du travail, nous nous amusons pour ne pas rester oisifs, dit-il. Le nombre de clients aujourd’hui, en une journée, correspond à celui que nous réalisions hier en une heure. Malgré tout, je m’obstine à rester dans ce métier, c’est ce que j’aime faire». Pas question de partir. «Dès qu’on s’habitue à un lieu, on ne peut plus aller ailleurs, comme un poisson dans la mer, affirme-t-il. Je ne veux pas changer. Je ne peux pas. J’ai le sentiment d’être bon là où je suis. Si je change de salon, je préfère changer de métier».
Géfinor, cinquante ans après
Le centre Gefinor est fondé en 1960 à Beyrouth dans l’objectif d’être le centre financier et commercial par excellence du Moyen-Orient. Ses 55000m² sont répartis sur 5 blocs – dont une tour de 20 étages qui permettent d’accueillir, si nécessaire, 70 magasins et 200 bureaux. Aujourd’hui, Gefinor est présent à Genève, au Luxembourg et également à New York.