Un an après le début de la révolte
Des fleuves de sang en Syrie
Conforté par le double veto russo-chinois au Conseil de sécurité de l’Onu, le pouvoir a tranché en faveur d’une solution militaire par étapes, qu’il met en œuvre en reprenant progressivement les zones contrôlées par les dissidents. Mais un an après le début du soulèvement, la contestation ne faiblit pas.
Talal el-Atrache, Damas
Secouée depuis un an par une révolte populaire violemment réprimée, Harasta, située aux portes de la capitale syrienne, est une ville assiégée par l’armée. Les insurgés avaient investi le 22 janvier les zones périphériques de Damas, notamment Douma, Harasta et Saqba, portant un coup psychologique et symbolique au régime. Une semaine plus tard, l’armée intervenait en force, déployant des dizaines de chars et de blindés. Des postes de contrôle et de nombreux camps militaires improvisés encerclent désormais cette région stratégique. Un simple parcours dans les rues étriquées de la ville voisine de Douma laisse apparaître les traces d’une révolte qui semble loin de s’éteindre. Ville conservatrice par excellence, Douma vit au rythme des prières qui s’emmêlent cinq fois par jour. Dans le souk de la vieille ville, quelques rares femmes dissimulent leur visage sous le voile islamique intégral. Les manifestants ont couvert les murs, les façades des bâtiments publics ainsi que les mosquées de graffitis et slogans hostiles au régime et à la gloire de Dieu. Tout comme les zones rebelles en Syrie, la vie à Douma est ponctuée par les manifestations hebdomadaires, qui restent centrées autour des mosquées les vendredis ou après les funérailles du lendemain.
Jusqu’en février, les provinces de Homs, Hama, Idlib, Deraa ainsi que plusieurs localités au nord de Damas échappaient partiellement au contrôle des autorités syriennes. Soucieux de ménager les pressions occidentales et arabes, le pouvoir damascène caressait encore l’espoir de venir à bout de l’insurrection armée sans reproduire le sanglant scénario de Hama de 1982. Mais le soutien logistique, financier et militaire fourni aux dissidents par plusieurs pays dont l’Arabie saoudite et le Qatar, ainsi que la détermination des combattants à affronter les troupes régulières, dépassaient de loin les estimations de l’état-major, qui avait sous-évalué l’ampleur du mouvement. La tâche s’avérait d’autant plus compliquée que les observateurs arabes déployés sur le terrain, limitaient considérablement la marge de manœuvre de l’armée face aux rebelles.
Le retrait précipité des observateurs, suivi le 4 février du double veto russo-chinois contre un projet de résolution condamnant le régime syrien au Conseil de sécurité de l’Onu, accorda au pouvoir un répit sur le plan international, pour lancer une offensive par étapes contre les zones qui échappent à son contrôle, à commencer par la banlieue nord-est de la capitale.
Trois étapes
L’armée syrienne établit un plan en trois étapes baptisé «nettoyage des villes et villages des groupes armés», qui prévoit en premier lieu un assaut militaire dans la campagne de Damas, puis une offensive dans les villes et les campagnes de Hama et Homs. «La troisième étape et la plus compliquée sera la campagne d’Idlib», déclarait, le 14 février, un haut responsable de l’armée syrienne.
«L’importance de l’offensive contre les trois campagnes et l’élimination des hommes armés appartenant à la confrérie des Frères musulmans et aux courants salafistes – qui sont les mieux organisés, les plus efficaces et les plus dangereux pour le régime – réside dans leur proximité des frontières libanaise et turque», par où transitent l’argent et les armes destinés aux rebelles. «Lors de ses réunions avec les directions militaires, le président syrien a ordonné à l’armée de n’autoriser aucune zone d’influence et de venir à bout des poches contrôlées» par les insurgés, a précisé le militaire syrien.
Tout au long des deux premières semaines de février, l’armée déloge sans difficulté, les rebelles de la banlieue de Damas et des villes de Zabadani et Rankous. A Homs, elle encercle les quartiers rebelles et lance des opérations ciblées contre les insurgés qui revendiquent leur appartenance à l’Armée syrienne libre. Le lieutenant dissident Abdel-Razzak Tlass, chef de la brigade Farouk, la mieux organisée à Homs, est tué. Pendant la deuxième moitié de février, l’armée procède au ratissage de la province de Hama. Elle appelle les civils à quitter les zones contrôlées par les rebelles à Homs, devenue le bastion de la révolte armée, et renforce le siège des quartiers de Jobar, Karm el Zeitoun, Inchaat et Baba Amr. Les bombardements font des centaines de morts parmi les civils restés sur place et les rebelles, dont une partie réussit à s’évader. Le quartier symbolique de Baba Amr, le mieux tenu par les dissidents, tombe aux mains de l’armée. Cet épisode est perçu par plusieurs analystes politiques et militaires comme un «tournant» dans la bataille qui oppose les insurgés au régime, similaire à la bataille de Hama qui a abouti à la déroute des Frères musulmans en 1982.
S’ensuit la chute – ou l’encerclement total – des villes de Rastan et Qousseir (province de Homs), aux mains de l’armée gouvernementale, qui ratissent les poches rebelles restantes et procèdent à l’arrestation de centaines de combattants insurgés. Les militants des droits de l’homme dénoncent l’esprit revanchard du régime, l’accusant de procéder à l’élimination systématique de rebelles et souvent même de leurs proches. Depuis le 5 mars, l’armée a entamé la troisième étape de son offensive visant à reprendre la province volatile d’Idlib, au nord-est de la Syrie. Plusieurs villes et villages longeant la frontière turque, sont aux mains des factions rebelles, dont une majorité d’islamistes. Des journalistes occidentaux infiltrés à Idlib ont évoqué la solide présence de combattants salafistes parmi les rebelles. La topographie montagneuse de la province, partiellement couverte de forêts, ainsi que sa proximité de la frontière turque posent des difficultés pour l’armée qui procède graduellement à l’encerclement des rebelles dans des poches isolées. La reprise en main de la province par l’armée n’est qu’une question de temps. La date du 7 mai, fixée par le gouvernement pour la tenue d’élections parlementaires, semble être une échéance pour la reprise de toutes les poches de résistance au régime.
Toutefois, la décision des pétromonarchies du Golfe d’accentuer le soutien militaire aux dissidents, risque de compliquer la tâche de l’armée, qui fera face pendant plusieurs mois à une guérilla opérant sous forme de bandes évanescentes.
Plusieurs analystes évoquent encore l’éventuel dérapage vers une guerre civile. Les risques sont réels si le régime venait à être renversé ou en cas d’intervention étrangère, deux scénarios peu probables, vu l’équilibre des forces favorables aux alliés du pouvoir. Cependant, les tensions confessionnelles, résultant de la répression mise en œuvre par le régime et la militarisation de l’opposition qui s’en est suivie, fragilisent les équilibres sociaux. La ville de Homs, où coexistaient en parfaite harmonie jusqu’à présent sunnites (majoritaires), alaouites et chrétiens, est actuellement divisée en zones distinctes selon des critères communautaires.
L’armée et les services de renseignements, qui forment la colonne vertébrale du pouvoir, sont soudés derrière le régime.
Les défections restent limitées à des officiers marginaux. L’armée ne donne aucun signe d’essoufflement et n’a pas utilisé sa force de frappe. Mais même si elle contrôle le terrain, elle devra dans certaines provinces, composer avec une population qui lui est hostile. T.A.
L’Otan opérerait secrètement
Selon un mail «confidentiel» d’un expert de la société de renseignements américaine Startfor, révélé par Wikileaks le 27 févier dernier, des membres des forces de l’Otan opéreraient d’ores et déjà en Syrie et seraient chargés de missions de reconnaissance et d’entraînement des combattants de l’opposition. Les autorités syriennes affirment pour leur part que des combattants des pays arabes et des membres de renseignements occidentaux auraient aidé les insurgés dans le quartier de Baba Amr à Homs, afin de créer une zone tampon à partir de laquelle les rebelles lanceraient une guerre contre le régime syrien. Le Canard enchaîné avait affirmé en novembre que des officiers français auraient entraîné des militaires dissidents syriens au Liban-Nord, une information démentie par Paris.
Annan, Lavrov, Hamad et les autres
La diplomatie tourne en rond
Un an après le début du soulèvement, les combats meurtriers, qui opposent le régime aux insurgés, se poursuivent, mais les discussions avancent. Protégé au Conseil de sécurité par la Russie et la Chine, Bachar el-Assad snobe les cris d’orfraie de l’Occident et continue d’avancer ses pions. Quelques heures après sa rencontre avec Kofi Annan, le président syrien a annoncé la tenue d’élections législatives.
Le 23 février dernier, Kofi Annan a été nommé «émissaire conjoint des Nations unies et de la Ligue arabe sur la crise en Syrie». Après que le secrétaire général de l’Onu, Ban Ki-Moon, eut catégoriquement rejeté l’idée d’un armement de l’opposition syrienne, promue par le Qatar et l’Arabie saoudite, les Nations unies sont entrées dans une phase de négociations avec le régime. Après la visite la semaine dernière de la secrétaire générale adjointe de l’Onu chargée des affaires humanitaires, la Britannique
Valérie Amos, les autorités syriennes ont donc reçu samedi 10 mars l’ancien secrétaire général de l’Onu. La veille, Annan avait appelé à l’ouverture d’un dialogue entre le régime d’Assad et l’opposition, mais les opposants ont rétorqué que cela reviendrait à donner du temps aux forces gouvernementales pour les écraser. Selon la télévision d’Etat syrienne, leurs rencontres, en milieu de matinée, se sont déroulées dans une «ambiance positive». Le président syrien a expliqué qu’il était prêt à faire réussir tout effort sincère en vue d’une solution à la crise.
L’Onu renoue le dialogue
Deux rencontres, deux tons. Lors de leurs premières discussions, Kofi Annan avait tenu un discours de fermeté, mais sans obtenir d’avancée significative face à Bachar el-Assad qui estime que les violences en Syrie sont le fait de «terroristes». Il lui aurait fait «plusieurs propositions concrètes qui auraient un impact réel sur le terrain». Elles concernent «la fin de la violence, un accès pour l’aide humanitaire et le Comité international de la Croix-Rouge, la libération de prisonniers et l’amorce d’un dialogue politique qui ne laisse personne de côté». Au sortir de sa première rencontre avec le président syrien, Annan avait fait part «de sa profonde préoccupation concernant la situation en Syrie. L’émissaire de l’Onu et de la Ligue arabe a qualifié ses premières discussions samedi de «franches et couvrant un large éventail de sujets». Samedi, il a également rencontré des «chefs de l’opposition et de jeunes militants ainsi que des hommes et femmes d’affaires influents.
Le lendemain, Kofi Annan a tenu un autre discours. «La situation est si mauvaise et dangereuse qu’on ne peut pas se permettre d’échouer», a affirmé l’émissaire aux journalistes, au terme de sa visite, se déclarant «optimiste». La mission de Kofi Annan était précisément définie. Elle visait à négocier une sortie de crise. Et pour lui, désormais, il n’y a qu’une seule façon de faire, «c’est de faire des compromis et des concessions. Il faut arrêter les meurtres, la misère et les abus commis aujourd’hui, puis donner du temps au règlement politique», a-t-il dit à Damas au terme de son second entretien avec le président Assad. Affirmant qu’il était impossible de «résister longtemps au vent de changement qui souffle actuellement», Kofi Annan a expliqué avoir pressé le président de lire le vieux proverbe africain qui dit «tu ne peux pas faire tourner le vent; fais donc tourner ta voile».
La Russie et la bataille des idées
Entre deux amis, cela s’appelle de l’ouverture d’esprit. Entre deux ennemis, c’est une inflexion. Parler de concession est un changement de ton qui s’avérera peut-être décisif. Mercredi, le plan Annan a officiellement été rejeté par Bachar el-Assad. Si un dialogue direct s’est ouvert entre l’Onu et le régime syrien, la Russie tente d’apaiser le jusqu’au-boutisme des pays arabes. A l’issue d’une réunion qui s’est tenue au Caire le jour de l’arrivée de Kofi Annan à Damas, le Premier ministre du Qatar a reproché à la Russie de prendre pour argent comptant les explications du régime syrien au sujet de son combat contre des «bandes armées». «Il n’y a pas de bandes armées, mais un massacre systématique commis depuis de nombreux mois par le gouvernement syrien. Ensuite, le peuple a été contraint de se défendre et c’est pourquoi le régime les qualifie de bandes armées», a dit Hamad Ben Jassem Al Thani. Le Saoudien Saoud el-Fayçal a, pour sa part, accusé la Russie d’avoir laissé la bride sur le cou de Bachar el-Assad en opposant son veto à un projet de résolution du Conseil de sécurité appuyant les projets de la Ligue arabe. «La position des pays qui ont contrecarré la résolution du Conseil de sécurité de l’Onu (…) a fourni au régime syrien le droit de prolonger ses pratiques brutales contre le peuple syrien».
Législatives, gage de stabilité
Malgré ces divergences, les deux parties sont parvenues à se mettre d’accord sur cinq points, ont annoncé à la presse le chef de la diplomatie russe et son homologue qatari. Ils ont appelé à la fin de la violence en Syrie d’où qu’elle vienne. Ils refusent également toute intervention étrangère, appellent à la mise en place d’un mécanisme de supervision impartial et à autoriser l’arrivée de l’aide humanitaire sans entraves, a précisé le ministre qatari, qui lisait un communiqué conjoint.
Reste à la Russie de faire entendre sa voix auprès des Occidentaux, mais la tâche s’annonce difficile. Lundi, au siège des Nations unies à New York, avait lieu un débat informel en séance plénière. Les Occidentaux ont appelé une nouvelle fois la Russie et la Chine à se joindre à eux pour obtenir la fin d’un an de violences en Syrie. Le chef de la diplomatie française, Alain Juppé, a averti les autorités syriennes qu’elles devraient «répondre de leurs actes devant la Cour pénale internationale (CPI)». Son homologue britannique, William Hague, a demandé au Conseil de «faire preuve d’unité et de leadership», déplorant qu’il ait «jusqu’à présent échoué à assumer ses responsabilités envers le peuple syrien». «La communauté internationale doit dire d’une seule voix, sans hésitation (…), que les meurtres de Syriens innocents doivent cesser et qu’une transition politique doit commencer», a plaidé la secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton.
Mais une nouvelle fois, Moscou et Pékin ont campé sur leurs positions. L’ambassadeur de Chine, Li Baodong, a lui aussi rejeté toute intervention militaire et toute tentative de «changer le régime» à Damas et a insisté pour «des consultations complètes avec toutes les parties sur une base d’égalité».
Sergueï Lavrov a accusé l’Occident de «manipulation» comme il l’a fait sur le dossier libyen, et d’employer des «recettes risquées» pour promouvoir le changement démocratique dans le monde arabe.
Mardi, comme pour marquer son avantage, Bachar el-Assad a annoncé la tenue d’élections législatives pour le 7 mai prochain. Prévues à l’origine en septembre 2011, elles avaient été reportées en raison du processus de réformes annoncées par le président Assad dans la foulée de la révolte contre son régime. «Des élections législatives, pour un Parlement qui n’est qu’une chambre d’enregistrement, au milieu des violences que l’on peut voir à travers le pays, c’est ridicule», a déclaré, mardi, à des journalistes, la porte-parole du département d’Etat américain, Victoria Nuland.
Alors qu’Amnesty International a publié un rapport dénonçant «le recours systématique et généralisé à la torture et aux mauvais traitements en détention», l’armée syrienne semble mater militairement les poches de résistance. Après Bab Amro, la ville d’Idlib a été reprise mercredi matin après trois jours de combats. A ce rythme, la barre des 10000 morts pourrait être atteinte dès la semaine prochaine. Julien Abi Ramia
Le conflit s’exporte en Belgique
Lundi soir, vers 18h45, un homme, armé d’une hache, de couteaux, et d’essence, pénètre dans l’enceinte de la mosquée Rida dans le quartier populaire d’Anderlecht à Bruxelles. Cette maison de briques rouges est l’une des quatre mosquées chiites que compte la ville. Il y répand de l’essence avec des accélérants, craque une allumette et la jette au sol. Le feu s’est rapidement propagé. La mosquée a totalement brûlé. Abdallah Dadou, l’imam de la mosquée, âgé de 46 ans et d’origine marocaine, périra victime d’intoxication par la fumée dégagée, en tentant de s’échapper du bâtiment. Le suspect sera interpellé non loin de là. La vice-présidente de l’Exécutif des musulmans de Belgique, Isabelle Praile, elle-même chiite, a estimé que les témoignages recueillis à la mosquée pointaient du doigt une action des extrémistes salafistes.
Lors de son interrogatoire, l’incendiaire présumé, âgé d’une trentaine d’années, a affirmé avoir été «fortement impressionné par les images des événements en Syrie et avoir voulu faire quelque chose pour faire peur aux membres de la communauté» qu’il juge responsables de ces violences, a déclaré à la presse le substitut du procureur et porte-parole du parquet, Jean-Marc Meilleur. «Il a dit qu’il était musulman sunnite».
Entre l’intérieur et l’extérieur
L’opposition peine à s’unifier
Dopée par un soulèvement populaire sans précédent contre le régime baassiste au pouvoir depuis cinquante ans, l’opposition syrienne s’impose graduellement sur la scène, mais reste profondément divisée entre l’intérieur et l’extérieur, et peine à coordonner son action.
La crise a engendré une polarisation durable de la vie politique en Syrie et suscite des divisions sociales sur des bases parfois sectaires, notamment dans la province de Homs, où sunnites et alaouites se livrent depuis quatre mois à une guerre ouverte. L’opposition, pour sa part, reste très divisée et incapable de proposer une alternative au régime, ni un programme politique cohérent.
«Les conflits qui déchirent l’opposition sont lamentables et découlent d’une friction entre deux mentalités diamétralement opposées», remarque Mounzer Khaddam, membre du Comité national pour le changement démocratique (CNCD), une coalition des partis laïcs de l’opposition interne.
«D’une part, il y a ceux qui réclament une intervention étrangère sans laquelle ils s’estiment incapables de renverser le régime, et de l’autre, il y a ceux qui rejettent toute ingérence étrangère et comptent sur le peuple syrien qu’ils tentent d’unifier et de mobiliser», souligne Khaddam, qui ne cache pas sa préférence pour la deuxième option. De confession alaouite et d’obédience marxiste, cet ancien prisonnier politique a présidé, en juin à Damas, la conférence de Sémiramis, la première grande réunion de l’opposition interne depuis le début de la révolte. Il juge «indispensable de rassurer les minorités confessionnelles et ethniques en vue de les rallier au soulèvement».
Les minorités religieuses (30% de la population) restent relativement à l’écart des manifestations, alors que les Kurdes (12%) ainsi que les habitants d’Alep et de Damas, les deux plus grandes villes du pays, participent faiblement à la révolte.
La fragmentation et les désaccords de l’opposition posent un défi de taille à la représentativité des manifestants, qui avaient fondé, dès les premiers jours de la révolte, des Comités locaux de coordination. Une Commission générale de la révolution syrienne est créée par la suite, alors qu’un autre groupe, le Haut conseil de la révolution syrienne, d’orientation islamiste, voit le jour, formé essentiellement de militants des provinces de Homs et d’Idlib.
Les efforts pour unir l’opposition traditionnelle à ces nouveaux groupes, composés essentiellement de jeunes, débouchent sur la création du Comité national pour le changement démocratique (CNCD), animé par Hassan Abdel-Azim, le docteur Haïtham Mannah, et le Conseil national syrien (CNS), dirigé par Burhan Ghalioun.
Le CNS, basé en Turquie, est dominé par les islamistes, à commencer par les Frères musulmans. Il puise sa force du soutien international, dont celui des pétromonarchies du Golfe et des puissances occidentales. Il est composé de personnalités presque inconnues qui affirment représenter la majorité de l’opposition. Les minorités alaouite, ismaélienne, chiite, chrétienne et druze y sont sous-représentées. Le CNS exige une intervention militaire étrangère contre le régime, au risque de provoquer une guerre civile.
Pour sa part, le CNCD, basé à Damas, regroupe trois partis kurdes, treize partis de gauche, des membres de la Déclaration de Damas et plusieurs personnalités nationalistes et laïques. Contrairement aux Frères musulmans du CNS, cette coalition refuse toute ingérence étrangère et rejette la militarisation de l’opposition.
Le CNCD préconise une transition pacifique et graduelle vers la démocratie, privilégiant la souveraineté nationale et l’ouverture conditionnée d’un dialogue avec le pouvoir.
Fractures infranchissables
Toutes les tentatives d’unir les deux coalitions afin d’établir une alternative viable au régime ont échoué. «L’un des principaux obstacles réside dans le fait que le CNS et le CNCD ont des illusions relatives à leur force et leur puissance au sein du processus politique», estime l’opposant Fayez Sara. «Chacun se veut le représentant unique de l’opposition et pense bénéficier du soutien de la majorité des Syriens».
Ni même la signature, le 24 décembre dernier, d’un accord sur la «période transitoire» entre les deux parties, n’a survécu aux clivages, transformés en fossé infranchissable. Le traité, immédiatement rejeté par les camarades du CNS, avait achoppé sur la question d’une éventuelle intervention militaire étrangère contre la Syrie, que Haïtham Mannah, Hassan Abdel-Azim et leurs alliés du CNCD s’obstinaient à refuser quand les Frères musulmans, le plus grand groupe au CNS, la réclamait à haute voix.
«L’absence d’un accord entre le CNCD et le CNS constitue une grande erreur, car il renforce le pouvoir», estime Hassan Abdel-Azim. «Nous étions parvenus à cet accord au terme d’un dialogue qui avait duré trente-sept jours, et nous avions convenu d’effectuer un suivi», précise le chef du CNCD. «Mais certaines parties de l’opposition basée à l’étranger refusent tout compromis avec les autres formations. Elles veulent monopoliser la scène et diriger sans partage la représentation de l’opposition», souligne cet ancien prisonnier politique.
«Le problème réside dans le passé des mouvements de l’opposition, qui n’ont pas réussi à surmonter leurs anciennes divergences», affirme, pour sa part, Fayez Sara. «Ils ont renouvelé aujourd’hui leur bras de fer dans un contexte différent».
Au début des années 1980, les Frères musulmans, principale force d’opposition alors en guerre contre le régime de Hafez el-Assad, rejetaient violemment toute alliance avec les partis laïques. Leur défaite dans la bataille meurtrière de Hama, en 1982, les contraint d’élaborer un front commun avec des partis laïques dont le Baas pro-irakien de Michel Aflak et Chebli Aïssami, les Socialistes arabes d’Akram Haurani, le Parti communiste dissident de Riad Turk et les Nassériens de Jamal Atassi.
Mais ce front, réuni au sein de l’Alliance nationale pour la libération de la Syrie, n’a pas survécu aux défis posés par la militarisation de l’opposition et le dialogue avec le régime, notamment après la polémique suscitée par les attentats sanglants menés par l’Avant-garde combattante, l’une des deux branches militaires des Frères musulmans.
«L’essentiel c’est d’œuvrer tous ensemble pour sortir de la crise, mettre un terme à l’épuration de sang et assurer la transition vers un système démocratique pluraliste qui garantisse la justice, l’égalité et les droits de l’homme», insiste Fayez Sara.
Mais les deux formations ont, depuis, accentué leur clivage. Le CNCD poursuit son action à l’intérieur de la Syrie et lie sa participation au processus politique préconisé par le pouvoir à l’arrêt des violences, au retrait de l’armée des villes et à la libération des prisonniers. Mais sur le fond, le CNCD fraie d’ores et déjà son chemin avec l’accord tacite du pouvoir. En visite à Damas, les délégations successives russe, chinoise et notamment onusienne, présidée par l’émissaire Kofi Annan, se sont entretenues avec Abdel-Azim, ainsi que d’autres formations de l’opposition, dont le tout nouveau Courant pour l’édification de l’Etat et le chef du Parti national syrien social Ali Haïdar. Ces formations semblent destinées à jouer un rôle politique en Syrie.
Pour sa part, le CNS, a appelé, le 12 mars, «à une intervention militaire internationale et arabe urgente», à la mise en place «d’une zone d’exclusion aérienne» et à des «frappes» contre l’armée syrienne, dans un communiqué lu lors d’une conférence de presse à Istanbul. Dans sa déclaration, qui rappelle les appels lancés par le Congrès national irakien à la veille de l’invasion américaine de l’Irak, le CNS demande la mise en œuvre de «corridors sécurisés» et de «zones tampons», ainsi qu’une «action rapide et organisée pour armer l’Armée libre syrienne» (ALS).
La veille, des responsables du Pentagone avaient déclaré que toute intervention militaire en Syrie requerrait plusieurs semaines de frappes aériennes intensives que seuls les Etats-Unis seraient habilités à mener. T.A.
L’ALS, une armée fictive
L’usage de la force de la part du pouvoir provoque une réaction hostile dans les milieux sunnites conservateurs, qui n’hésitent plus à s’organiser en groupes armés. La militarisation a abouti à l’apparition de milices anti-régime, composées d’une minorité de militaires dissidents, et d’une majorité de civils, dont des islamistes. Sous l’ombrelle fictive de l’Armée syrienne libre (ALS), dirigée par le colonel Riad el-Assaad, ces milices opèrent indépendamment les unes des autres, et bénéficient du soutien actif des Frères musulmans, de l’Arabie saoudite, du Qatar et des dons provenant de commerçants syriens. La violence accentue la crise de confiance entre le régime et l’opposition. Chaque partie perçoit cette épreuve de force comme une bataille existentielle.