Magazine Le Mensuel

Nº 2849 du vendredi 15 juin 2012

Semaine politique

Amine Maalouf à l’Académie française. Le Liban immortalisé

Le 14 juin, élu au fauteuil du regretté Claude Lévi-Strauss, l’écrivain franco-libanais Amine Maalouf a fait son entrée à l’Académie française, panthéon de la langue française ouverte sur le monde. La récompense d’une œuvre orientale qui célèbre le pont éternel qui unit les deux rives de la Méditerranée.

«Un grand bonheur, un beau rituel, mais une cérémonie intimidante». Sur les boutons de son costume d’académicien, tout de vert orné, Amine Maalouf a tenu à border, à la place des traditionnels rameaux d’olivier, de tout petits cèdres. Cèdre que l’on retrouve aussi sur la crosse de son épée, aux côtés d’une Marianne parée. Sur le revers, une sculpture représentant l’enlèvement d’Europe, princesse phénicienne, par le dieu Zeus déguisé en taureau. Sur la lame sont gravés d’un côté les prénoms de sa femme et de ses trois fils, de l’autre les premiers mots d’un poème composé par son père. Sous la Coupole, l’écrivain est accompagné de symboles forts. Tout ce qui fait son identité entre avec lui dans le cercle prestigieux des artisans de la francophonie. Longtemps considérée comme vieillissante et recroquevillée, l’Académie, depuis plusieurs années, se rajeunit et s’ouvre sur le monde. Elle accueille aujourd’hui l’ambassadeur le plus rayonnant d’un pays, le Liban, qui a donné tant d’adorateurs de la langue française. Comme Gebran Khalil Gebran, Amin Maalouf est élevé au rang de fierté nationale.
L’Académie a ses codes et ses traditions. L’une d’elles est le discours que prononce le nouvel entrant en hommage à son prédécesseur. Et au fauteuil 29, Amine Maalouf succède à l’anthropologue Claude Lévi-Strauss qui, lui-même, a succédé à Ernest Renan. A quelle plus belle lignée l’auteur du Rocher de Tanios, prix Goncourt en 1993, pouvait-il rêver? Comme parrains de son magistère, le théoricien de la culture et des civilisations et l’archéologue français, amoureux transi du Liban qu’il a choisi pour dernière demeure coulent de source. Dès les premiers mots de son allocution, la coïncidence devient anecdote.
«Il y a 25 ans, je suis entré sous cette Coupole pour la première fois. Je venais de publier un roman, vous m’aviez décerné un prix et invité, comme d’autres lauréats, à la séance publique annuelle. Elle était présidée par Claude Lévi-Strauss».

Des racines et des ailes
Il y a 25 ans, c’est son premier roman et accessoirement premier succès en librairie, Léon l’Africain, racontant la vie de Hassan el-Wazzan, commerçant, diplomate et écrivain arabo-andalou, qui est récompensé. Trois ans plus tôt, il publiait Les Croisades vues par les Arabes. Suivront, après Léon l’Africain, Samarcande qui raconte l’histoire du poète et savant persan Omar Khayyam et Les jardins de lumière consacré au prophète mésopotamien Mani, fondateur du manichéisme. L’influence des écrivains de la grande époque arabe et son analyse littéraire et perpétuelle des liens qui unissent Orient et Occident sont déjà présentes. Mais petit à petit, le documentaliste laisse la place au romancier; l’historien au conteur. En élargissant son regard sur le monde qui va, ses inspirations deviennent plus personnelles, plus charnelles. Sa pige pour l’hebdomadaire Jeune Afrique prend fin. L’écrivain est né.
Chrétien dans le monde arabe, Arabe en Occident. L’exemple même de l’étranger, thème cher à Albert Camus, l’une de ses idoles, et son accent en est un témoignage. «Cet accent, vous ne l’entendez pas souvent dans cette enceinte. Ou, pour être précis, vous ne l’entendez plus. Car, vous le savez, ce léger roulement qui, dans la France
d’aujourd’hui, tend à disparaître a longtemps été la norme. Mes ancêtres ne l’ont pas inventé, ils l’ont seulement conservé, pour l’avoir entendu de la bouche de vos ancêtres». Amine Maalouf, né le 25 février 1949 à Beyrouth, d’un père journaliste, poète et peintre et d’une mère catholique melkite, a eu une enfance douce et paisible comme les montagnes du Liban, scènes du Rocher de Tanios. La guerre du Liban déracine celui qui est alors journaliste au quotidien an-Nahar de son pays natal.
 

Casser les murs de la détestation
Vingt ans après son exil en France, il parle de cet épisode dans Les échelles du Levant, publié en 1996. Le Liban et ses conflits intérieurs et identitaires seront de plus en plus présents, notamment dans Les identités meurtrières qu’il publie en 1998. En 2004, il raconte l’histoire des siens dans Origines, une vaste fresque familiale centrée sur la personnalité de son grand-père directeur d’école. Dans ces livres, nostalgie acidulée et dénonciation d’un monde qui disparaît cohabitent parfaitement. Plus tard, une autre part de l’identité de l’Homo Libanus va émerger, la conscience politique.
Son œuvre romanesque empreinte d’humanisme fait écho à son travail d’essayiste. Dans son dernier ouvrage, Le dérèglement du monde, publié en 2009, il dénonce le gaspillage de notre intelligence collective, renvoyant Orient et Occident dos à dos, dénonçant l’aveuglement des uns et la tentation de vouloir dominer des seconds. L’humaniste critique a trouvé ces dernières années un certain réconfort dans la musique, écrivant plusieurs livrets d’opéras. En 2007 et 2008, il présidera, pour la Commission européenne, un groupe de réflexion sur le multilinguisme, qui a produit un rapport intitulé Un défi salutaire: comment la multiplicité des langues pourrait consolider Europe.
C’est un témoin du monde, Libanais de surcroît, que l’Académie Française aux multiples accents accueille sous la Coupole.
Ainsi Amine Maalouf conclut son discours. «Quand on a le privilège d’être reçu au sein d’une famille comme la vôtre, on n’arrive pas les mains vides. Et si on est l’invité levantin que je suis, on arrive même les bras chargés. Par gratitude envers la France comme envers le Liban, j’apporterai avec moi tout ce que mes deux patries m’ont donné: mes origines, mes langues, mon accent, mes convictions, mes doutes, et plus que tout peut-être mes rêves d’harmonie, de progrès et de coexistence. Ces rêves sont aujourd’hui malmenés. Un mur s’élève en Méditerranée entre les univers culturels dont je me réclame. Ce mur, je n’ai pas l’intention de l’enjamber pour passer d’une rive à l’autre. Ce mur de la détestation – entre Européens et Africains, entre Occident et islam, entre juifs et Arabes –, mon ambition est de le saper et de contribuer à le démolir. Telle a toujours été ma raison de vivre, ma raison d’écrire, et je la poursuivrai au sein de votre Compagnie»

 

Julien Abi Ramia    

 

L’hommage de Jean-Christophe Rufin
Ainsi parle l’ancien ambassadeur de France au Sénégal de son ami et confrère. «Toute votre œuvre, toute votre pensée, toute votre personnalité sont un pont entre deux mondes à l’égard desquels vous ne nourrissez aucune illusion, dont aucun ne doit prévaloir sur l’autre et qui portent chacun sa part de crimes mais aussi de valeurs. Ce sont ces valeurs que vous voulez unir. Prenez place parmi nous, entrez ici avec «vos noms, vos langues, vos croyances, vos fureurs, vos égarements, votre encre, votre sang, votre exil». Devenez dès cet instant l’un des nôtres, mais surtout, Monsieur, restez vous-même».

 


 

La poudrière des camps
Qui réveille le facteur palestinien?

La fièvre sécuritaire a donc fini par gagner les camps palestiniens. A Nahr el-Bared, Beddaoui et Aïn el-Heloué, des affrontements entre l’Armée libanaise et des réfugiés en colère ont fait deux morts et une dizaine de blessés. Qui remet les Palestiniens en scène?

Jusque-là, les camps palestiniens avaient été épargnés du contexte explosif du Liban-Nord. Bien que les comités de sécurité qui les dirigent fassent constamment face à des groupuscules prêts à s’embraser à tout moment, le couvercle semblait plutôt bien vissé avant qu’il ne saute la semaine dernière.
Avec l’ouverture de ce nouveau front, l’analogie avec la période pré-1975 n’en est que renforcée. Les autorités, par la voix du président Michel Sleiman et du Premier ministre Najib Mikati, ont œuvré toute la semaine pour parer au plus urgent. Mais c’est le commandant de l’armée, le général Jean Kahwagi, qui a jeté un pavé dans la mare en accusant une tierce partie d’avoir été à l’origine du début des heurts. Car à peine le front nord s’était calmé, le front sud devait s’embraser. Un mouvement de solidarité, à entendre les responsables palestiniens du côté de Aïn el-Heloué. Une solidarité qui ne s’était jamais manifestée lors de la guerre de Nahr el-Bared, en 2007. Les observateurs avisés s’interrogent plutôt sur le timing de ces affrontements au moment où les rues de Tripoli commençaient à se pacifier.
La nuit du vendredi 15 juin, à Nahr el-Bared deux jeunes Palestiniens circulant en scooter s’arrêtent au poste de contrôle de l’Armée libanaise, situé à la lisière du camp. Ils refusent de présenter leurs papiers d’identité. Les deux jeunes sont arrêtés. Le ton monte, la tension aussi. Très vite, on se masse autour du check-point. Pour empêcher l’arrestation, les habitants lancent des pierres, l’armée disperse la foule à coups de semonce. Les responsables du camp se mobilisent afin de ramener le calme et éviter que la situation ne dégénère, mais le mal était fait. Dans la cohue, un homme, Ahmad Qassem, est tué par balles et trois autres personnes sont blessées. La nouvelle se diffuse comme une trainée de poudre. Des centaines d’habitants de Nahr
el-Bared ont par la suite coupé les routes dans le camp et, en geste de solidarité, les habitants du camp de réfugiés palestiniens de Beddaoui, à quelques kilomètres de là, ont manifesté, coupant les accès à la ville voisine de Tripoli. Cette fois encore, c’est le comportement de l’armée qui est remis en cause.
Le lendemain, les factions palestiniennes et les dignitaires religieux du camp ont exhorté le commandement de l’armée à ouvrir une enquête. Ils dénoncent «les tirs arbitraires des soldats libanais sur les protestataires pacifiques». L’armée explique n’avoir d’abord utilisé que du gaz lacrymogène et des balles en caoutchouc et que des armes défensives. Elle a par ailleurs appelé les Palestiniens à ne pas tomber dans «le piège de l’exploitation politique». Malgré les tensions, et grâce aux contacts entrepris entre le président Sleiman et son homologue palestinien, Mahmoud Abbas, un accord fragile de pacification a été trouvé. Mais l’accalmie n’aura duré que deux jours.
Lundi, après les funérailles d’Ahmad Qassem, les affrontements ont repris. Cette fois, plusieurs victimes sont à déplorer. L’armée, qui a dû déployer les grands moyens, a accusé des groupes palestiniens armés, «lésés ou infiltrés», d’avoir jeté des pierres et des cocktails Molotov en direction d’un des postes de l’armée qui a dû intervenir. Le conflit entre Palestiniens et l’Armée s’est désormais déporté vers Aïn el-Heloué où pullulent les groupuscules intégristes.
Alors que les tensions dans le pays se généralisent sur fond de coupures de courant et de revendications politiques en cette fin de semaine, les contacts se poursuivent entre les autorités libanaises et palestiniennes et l’on se dirige probablement vers un accord global stipulant un arrêt général des affrontements contre l’assurance de la libération des onze Palestiniens interpellés ces derniers jours à Nahr el-Bared et Aïn el-Héloué.

 

J. A.R.
 

 

Détenus relâchés
Au lendemain de la décision du juge d’instruction Ghassan Oueidate, agissant dans le cadre de la Cour de justice instaurée pour juger des affrontements de Nahr el-Bared en 2007, d’accepter les demandes de remise en liberté de quatorze personnes mises en cause dans cette affaire, neuf détenus islamistes à la prison de Roumié ont été relaxés.
Une libération saluée, mais jugée insuffisante par les islamistes, réunis mardi sur la place centrale de Tripoli, qui ont réclamé que ce sont les 180 détenus qui doivent être relâchés et non seulement les quatorze que la justice a accepté de relaxer après le paiement, par le Premier ministre, Najib Mikati, de leur caution.

 


 

Nabil de Freige, député de Beyrouth
«Certains veulent provoquer une fitna»

Nabil De Freige ne cache pas son inquiétude. «Les accrochages se déplacent d’un camp à l’autre, d’une région à l’autre. Si le pourrissement finit par toucher l’économie, le quotidien des gens et les emplois… il n’y aura plus de 14 ni de 8 mars, tous les gens seront dans la rue», prévient le député de Beyrouth,

Dans quelle mesure la tension sécuritaire affecte-t-elle l’économie?
Elle l’affecte, certainement. Voyez toutes ces recommandations des pays du Golfe appelant leurs ressortissants à ne pas venir au Liban. Le secteur hôtelier a livré des chiffres effrayants. L’activité hôtelière à Beyrouth était acceptable jusqu’au mois dernier. Des entreprises qui avaient l’habitude d’organiser leur congrès annuel dans certains pays arabes l’ont tenu à Beyrouth. Mais à l’heure actuelle, le taux d’occupation est à la baisse et nous sommes à la veille du Ramadan. Quant aux institutions hôtelières hors de Beyrouth, elles poussent les hauts cris. Lorsque nous avons demandé au président du syndicat des hôteliers, Pierre Achkar, comment pouvait-on l’aider, il a répondu: «Nous ne voulons pas de l’aide. Donnez-nous juste douze heures de courant électrique». Nous allons inviter le ministre Gebran Bassil à se présenter devant la commission de l’Economie, l’électricité est une ressource importante pour le pays, mais également le ministre des Télécommunications … pour savoir ce qui se passe.

Avant la coupure générale du courant, le ministre Bassil avait prévenu que le rationnement serait de 15 heures en moyenne, il semble que l’affaire des journaliers ait affecté les relations entre le CPL et ses deux alliés, le Hezbollah et Amal. Comment évaluez-vous la situation?
Je crois qu’aujourd’hui on rebat les cartes. Je ne suis pas de ceux qui passent à l’attaque, mais je vais avancer des faits. Vous avez sans doute remarqué qu’avant l’adoption du projet des bateaux-générateurs, les coupures étaient nombreuses. Avec l’accord conclu et la décision prise en Conseil des ministres, le rationnement a été allégé, comme s’il avait été utilisé pour faire pression en vue de l’adoption du projet. Maintenant que le projet des bateaux semble entravé, le rationnement s’est étrangement intensifié à nouveau.

Votre avis sur une nouvelle liste d’assassinats politiques incluant Fouad Siniora…
Pas de fumée sans feu. Ce sont des informations effrayantes publiées de façon quasi officielle…

On parle de 8 personnalités visées…
Il est clair que l’objectif est de provoquer une grande fitna pour que le Liban replonge dans la guerre civile. C’est pourquoi, il faut que tout le monde prenne ses précautions.

Au cœur de cette conjoncture, ne pensez-vous pas que le dialogue initié par le président Michel Sleiman soit nécessaire?
Au 14 mars et, en particulier, nous autres les disciples du regretté Rafic Hariri, nous n’avons foi que dans le dialogue. Mais nous souhaitons qu’il soit sérieux.

Allez-vous soulever, à la session du 25 juin, la question des armes du Hezbollah?
Il est naturel d’évoquer ce dossier. Je vais vous raconter une anecdote qui circule dans le pays: comme les principaux ministres du CPL ont échoué dans leur mission, décidons, par le dialogue, de remettre les armes du Hezbollah au courant aouniste! (rires) Les choses sont devenues insupportables. Nous avons réussi à éviter la fitna jusque-là, mais voyez comment les accrochages se déplacent d’un camp à l’autre, d’une région à l’autre. Si le pourrissement finit par toucher l’économie, le quotidien des gens et les emplois… il n’y aura plus de 14 ni de 8 mars, tout le monde sera dans la rue.

Vous avez parlé des incidents ambulants dans les camps, du blocage des routes. Quel est l’impact de tout cela sur l’image du pays?
Très mauvais. Nous évoquions, à la commission de l’Economie le problème des quatre pays -Bahreïn, Qatar, Emirats arabes unis et Koweït- qui ont invité leurs ressortissants à éviter le Liban. Le ministre du Tourisme dit qu’ils représentaient 7% du nombre total de touristes. Si le chiffre de 7% est correct, leurs dépenses pendant leur séjour représentent 25% du total des recettes du secteur, s’il faut y ajouter celles des Saoudiens, le chiffre atteint les 45%. Si 45% des dépenses proviennent du Golfe, comment voulez-vous que l’économie assume toutes ces pertes? Pour ce qui est des restaurants, le président du syndicat, Paul Ariss, dit que 5000 à 6000 restaurants sont dans une piteuse situation. Vous savez combien de jeunes travaillent dans ces restaurants pour assurer leur frais de scolarité…

Vous dites, pas d’élection à l’ombre des armes…
Personnellement, je pense qu’il faut faire l’impossible pour que les élections se déroulent. A l’ombre des armes, elles seront certes quelque peu falsifiées. Mais, il faut qu’elles soient organisées. Propos recueillis par Saad Elias

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