Le 14 juin, élu au fauteuil du regretté Claude Levi-Strauss, l’écrivain franco-libanais Amine Maalouf a fait son entrée à l’Académie Française, panthéon de la langue française ouverte sur le monde. La récompense d’une œuvre orientale qui célèbre le pont éternel qui unit les deux rives de la Méditerranée.
«Un grand bonheur, un beau rituel, mais une cérémonie intimidante». Sur les boutons de son costume d’académicien, tout de vert orné, Amine Maalouf a tenu à border, à la place des traditionnels rameaux d’olivier, de tout petits cèdres. Cèdre que l’on retrouve aussi sur son crosse de son épée, aux côtés d’une Marianne parée. Sur l’envers, une sculpture représentant l'enlèvement d'Europe, princesse phénicienne, par le dieu Zeus déguisé en taureau. Sur la lame sont gravés d'un côté les prénoms de sa femme et de ses trois fils, de l'autre les premiers mots d'un poème composé par son père. Sous la Coupole, l’écrivain est accompagné de symboles forts. Tout ce qui fait son identité entre avec lui dans le cercle prestigieux des artisans de la francophonie. Longtemps considérée comme vieillissante et recroquevillée, l’Académie, depuis plusieurs années, se rajeunit et s’ouvre sur le monde. Elle accueille aujourd’hui l’ambassadeur le plus rayonnant d’un pays, le Liban, qui a donné tant d’adorateurs de la langue française. Comme Gebran Khalil Gebran, Amin Maalouf est élevé au rang de fierté nationale.
Intimiste et magistral
L’Académie a ses codes et ses traditions. L’une d’elles est le discours que prononce le nouvel entrant en hommage à son prédécesseur. Et au fauteuil 29, Amin Maalouf succède à l’anthropologue Claude Lévi-Strauss qui, lui-même, a succédé à Ernest Renan. A quelle plus belle lignée l’auteur du Rocher de Tanios, prix Goncourt en 1993, pouvait-il rêver? Comme parrains de son magistère, le théoricien de la culture et des civilisations et l’archéologue français, amoureux transi du Liban qu’il a choisi pour dernière demeure coulent de source. Dès les premiers mots de son allocution, la coïncidence devient anecdote.
«Il y a 25 ans, je suis entré sous cette Coupole pour la première fois. Je venais de publier un roman, vous m’aviez décerné un prix et invité, comme d’autres lauréats, à la séance publique annuelle. Elle était présidée par Claude Lévi-Strauss».
Il y a 25 ans, c’est son premier roman et accessoirement premier succès en librairie, Léon L’Africain, racontant la vie de Hassan el-Wazzan, commerçant, diplomate et écrivain arabo-andalou, qui est récompensé. Trois ans plus tôt, il publiait les Croisades vues par les Arabes. Suivront, après Léon L’Africain, Samarcande qui raconte l’histoire du poète et savant persan Omar Khayyam et Les Jardins de Lumière consacré au prophète mésopotamien Mani, fondateur du manichéisme. L’influence des écrivains de la grande époque arabe et son analyse littéraire et perpétuelle des liens qui unissent Orient et Occident sont déjà présentes. Mais petit à petit, le documentaliste laisse la place au romancier; l’historien au conteur. En élargissant son regard sur le monde qui va, ses inspirations deviennent plus personnelles, plus charnelles. Sa pige pour l’hebdomadaire Jeune Afriqueprend fin. L’écrivain est né.
Des racines et des ailes
Chrétien dans le monde arabe, arabe en Occident. Le thème de l’étranger, cher à Albert Camus, l’une de ses idoles parcourt et son accent en est l’un de ses témoignages. «Cet accent, vous ne l’entendez pas souvent dans cette enceinte. Ou, pour être précis, vous ne l’entendez plus. Car, vous le savez, ce léger roulement qui, dans la France d’aujourd’hui, tend à disparaître a longtemps été la norme. Mes ancêtres ne l’ont pas inventé, ils l’ont seulement conservé, pour l’avoir entendu de la bouche de vos ancêtres». Amine Maalouf, né le 25 février 1949 à Beyrouth, d’un père journaliste, poète et peintre et d’une mère catholique melkite, a eu une enfance douce et paisible comme les montagnes du Liban, scènes du Rocher de Tanios. La guerre du Liban déracine celui qui est alors journaliste au quotidien an-Nahar de son pays natal.
Vingt ans après son exil en France, il parle de cet épisode dans Les Echelles du Levant, publié en 1996. Le Liban et ses conflits intérieurs et identitaires seront de plus en plus présents, notamment dans les Identités Meurtrièresqu’il publie en 1998. En 2004, il raconte l'histoire des siens dans Origines, une vaste fresque familiale centrée sur la personnalité de son grand-père directeur d'école. Dans ces livres, nostalgie acidulée et dénonciation d’un monde qui disparaît cohabitent parfaitement. Plus tard, une autre part de l’identité de l’Homo Libanus va émerger, la conscience politique.
Casser les murs de la détestation
Son œuvre romanesque empreinte d'humanisme fait écho à son travail d'essayiste. Dans son dernier ouvrage, Le Dérèglement du monde, publié en 2009, il dénonce le gaspillage de notre intelligence collective, renvoyant Orient et Occident dos à dos, dénonçant l'aveuglement des uns et la tentation de vouloir dominer des seconds. L'humaniste critique a trouvé ces dernières années un certain réconfort dans la musique, écrivant plusieurs livrets d'opéras. En 2007 et 2008, il présidera, pour la Commission européenne, un groupe de réflexion sur le multilinguisme, qui a produit un rapport intitulé «Un défi salutaire: comment la multiplicité des langues pourrait consolider Europe». C’est un témoin du monde, Libanais de surcroît, que l’Académie Française aux multiples accents accueille sous la Coupole.
Ainsi Amine Maalouf conclut son discours. «Quand on a le privilège d’être reçu au sein d’une famille comme la vôtre, on n’arrive pas les mains vides. Et si on est l’invité levantin que je suis, on arrive même les bras chargés. Par gratitude envers la France comme envers le Liban, j’apporterai avec moi tout ce que mes deux patries m’ont donné : mes origines, mes langues, mon accent, mes convictions, mes doutes, et plus que tout peut-être mes rêves d’harmonie, de progrès et de coexistence.
Ces rêves sont aujourd’hui malmenés. Un mur s’élève en Méditerranée entre les univers culturels dont je me réclame. Ce mur, je n’ai pas l’intention de l’enjamber pour passer d’une rive à l’autre. Ce mur de la détestation – entre Européens et Africains, entre Occident et Islam, entre Juifs et Arabes -, mon ambition est de le saper et de contribuer à le démolir. Telle a toujours été ma raison de vivre, ma raison d’écrire, et je la poursuivrai au sein de votre Compagnie».
Julien Abi-Ramia
L’hommage de Jean-Christophe Rufin
Ainsi parle l’ancien ambassadeur de France au Sénégal de son ami et confrère. «Toute votre œuvre, toute votre pensée, toute votre personnalité sont un pont entre deux mondes à l’égard desquels vous ne nourrissez aucune illusion, dont aucun ne doit prévaloir sur l’autre et qui portent chacun sa part de crimes mais aussi de valeurs. Ce sont ces valeurs que vous voulez unir. Prenez place parmi nous, entrez ici avec «vos noms, vos langues, vos croyances, vos fureurs, vos égarements, votre encre, votre sang, votre exil». Devenez dès cet instant l’un des nôtres, mais surtout, Monsieur, restez vous-même».