Un islamiste à la tête de l’Etat égyptien, le plus grand pays du monde arabe. En soi, le résultat bouleverse. Il pourrait porter un coup très grave à la liberté d’expression, et surtout, à la liberté de religion: les Coptes, ces chrétiens d’Egypte, forment 8 à 10% de la population. Mais il n’y aura pas à craindre d’islamisation rampante, du moins dans l’immédiat. Le Conseil suprême des forces armées (CSFA) a pris toutes les mesures nécessaires pour limiter les prérogatives du nouveau président de la République. Il l’a fait pour éviter que l’Egypte ne devienne un nouvel Iran, mais surtout pour sauvegarder son statut privilégié, et son contrôle sur l’ensemble du pays.
Denise Ammoun, Le Caire
Le 24 juin 2012, peu avant 16h, les Egyptiens ont appris que le Dr. Mohammad Morsi, le candidat des Frères musulmans, s’est taillé une victoire étriquée (51,73% des voix) contre son rival Ahmed Chafic, dernier Premier ministre du régime Moubarak.
A la place Tahrir, épicentre de la Révolution, des cris de joie éclatent, des dizaines de milliers de membres de la confrérie manifestent leur allégresse. Plus tard, le soir, il y aura des chants et des feux d’artifice. Mohammad Morsi président, les contestataires ont obtenu l’une de leurs revendications, mais il en reste deux autres: le rétablissement de la Chambre des députés, et l’annulation de la Déclaration constitutionnelle complémentaire.
Par ces deux mesures, adoptées à la mi-juin, le CSFA a réussi à se maintenir sur la scène politique égyptienne.
Le 16 juin, le maréchal Mohammad Hussein Tantaoui a officiellement dissout l’Assemblée du peuple (en majorité islamiste) en application d’un arrêt de la Haute cour constitutionnelle, selon lequel un vice juridique de la loi électorale rendait sa composition illégale.
Indignés, les députés chassés de leurs postes, et des dizaines de milliers de membres de la confrérie, se sont groupés à la place Tahrir pour refuser ce «coup d’Etat» constitutionnel.
Ce n’était que la première partie du «coup d’Etat». Au soir du 17 juin, le CSFA a publié le Document constitutionnel complémentaire par lequel il s’attribue le pouvoir législatif jusqu’à l’élection d’un nouveau Parlement, élu après l’adoption d’une constitution approuvée par référendum. Il écarte aussi le chef de l’Etat de toute intervention relative aux forces armées…
Cette Déclaration redouble la fureur des opposants de Tahrir, qui jurent de ne pas quitter cette place avant l’obtention de leurs exigences.
De toute évidence, le bras de fer inévitable entre l’armée et la confrérie a commencé.
Ce duel était inévitable. Il y a 60 ans que l’armée et les Frères musulmans, les deux forces principales du pays, sont à couteaux tirés. De brèves accalmies sont enregistrées pour des raisons stratégiques, mais l’armée considère qu’il est de son devoir national de conserver sa suprématie.
Ces dernières semaines, se croyant tout puissants après leur victoire législative de janvier (ils occupent 47% des sièges à l’Assemblée du peuple), les Frères musulmans ont cru qu’ils pourraient aussi imposer la prochaine Constitution égyptienne et, pourquoi pas, remporter aussi la présidentielle. Trop gourmands d’un pouvoir qu’ils attendent depuis plus d’un demi-siècle, ils ont été trop vite. Ils ont perdu, du moins pour l’instant.
Retour dans le passé
Sous le roi Farouk, ils avaient connu des jours difficiles sans perdre leur importance spirituelle et sociale. Voilà pourquoi, Anouar el-Sadate, proche de l’aile pacifique de la confrérie, leur a présenté Gamal Abdel Nasser. Ils ont promis leur soutien.
Le 23 juillet 1952, après la réussite du coup d’Etat blanc des Officiers libres, la confrérie n’a pas ménagé ses encouragements. Hassan el-Hodeibi, le guide suprême, a rédigé un texte dithyrambique dans sa publication, et pensé que désormais les Frères allaient participer à la vie politique. D’autant plus qu’ils soutiennent les principes de la Révolution sur de nombreux points: dissolution des partis politiques, rejet du multipartisme…
Mais cette lune de miel sera de courte durée. Le 13 octobre 1953, le Conseil des ministres ordonne la dissolution du mouvement des Frères. Il serait difficile d’exposer la liste des désaccords, mais un point essentiel, demeuré longtemps secret, est connu aujourd’hui. Hassan el-Hodeibi, au cours d’un entretien privé, a demandé à Nasser l’application de la Charia (loi coranique) et s’est heurté à un refus.
Plusieurs membres de l’aile violente de la confrérie décident alors d’éliminer Nasser. Le 26 octobre 1954, au moment où le raïs prononce un discours à Alexandrie, six coups de feu sont tirés contre lui. Par un hasard miraculeux, Nasser est indemne. L’auteur de l’attentat est un Frère musulman.
La répression sera sanglante. 11 dirigeants de la confrérie sont condamnés à mort, et des milliers de militants sont emprisonnés. Il n’est pas bon d’être un «Frère» en Egypte.
Bien plus tard, après avoir succédé au leader du monde arabe, Anouar el-Sadate décide d’ouvrir les portes des prisons. Il faut y voir un acte politique. Il compte utiliser la confrérie comme bouclier contre le communisme et le Nassérisme. Mais les Ikhwan préfèrent s’en tenir à leurs activités sociales et religieuses. L’armée laisse faire.
L’assassinat de Sadate par la Gamâa islamiya pour le punir d’avoir signé la paix avec Israël, inspire à Hosni Moubarak une véritable chasse aux sorcières.
Le régime Moubarak entretiendra pendant 30 ans des relations en dents de scie avec la confrérie. L’instauration de l’état d’urgence permet de limiter ses ambitions politiques. Mais ils sont décidés à refaire surface. Le rétablissement du multipartisme leur permet de faire campagne en tant que «candidats indépendants» sur la liste du Néo-Wafd, puis du parti du Travail. Ils voleront ensuite de leurs propres ailes sous un contrôle rigoureux. Le Service des renseignements, avec l’accord total de l’armée, sait mettre un frein à leur retour sur la scène politique. En 2005, ils occupent 20% des sièges à l’Assemblée du peuple, et redeviennent l’ennemi déclaré. En 2010, lors des législatives les plus truquées de l’histoire d’Egypte, la confrérie remporte un seul siège.
La Révolution du Nil, à laquelle ils ne participent pas dès le début, permet aux Frères musulmans de retrouver une place au soleil. Au départ, ils feignent de lutter, main dans la main, avec les jeunes révolutionnaires. Mais ils ne tardent pas à faire cavalier seul, et à s’investir dans le jeu politique. Ils font mine d’afficher leur confiance dans le processus de transition guidé par le Conseil suprême des forces armées, et n’hésitent pas à négocier en coulisses.
Leur victoire inattendue aux législatives, puis au Magliss al-Choura, les encourage à lever le voile. Mais le CSFA revient à la charge. Un rapport de force s’établit au jour le jour. L’Assemblée chargée de rédiger la Constitution, en majorité islamiste, est dissoute par un jugement du tribunal administratif le 12 avril. C’est un revers considérable. La candidature du général Ahmed Chafiq, dernier Premier ministre de Moubarak, invalidée à travers la loi sur «l’isolement politique» qui interdit aux membres de l’ancien régime de briguer un poste politique avant dix ans, est déclarée non constitutionnelle. A la veille du scrutin, une nouvelle décision judiciaire replace Chafic dans la course.
En fait, la majeure partie des Egyptiens ne veulent pour président ni un islamiste, ni un fouloul (résidu de l’ancien régime), mais il faut bien élire un chef.
Le 18 juin, à 4h du matin, Mohammad Morsi s’autoproclame président de la République. Dans l’après-midi, Ahmed Chafic en fait autant.
Le comité électoral affirme que ces résultats sont erronés, et qu’il donnera le résultat du scrutin le 21 juin. Mais cette date sera décalée de deux jours. La raison officielle est qu’un décompte des voix s’impose à nouveau dans certains bureaux de vote. Mais l’on sait aujourd’hui que des dirigeants de la confrérie, dont Khairat el-Chater, l’éminence grise et le cerveau (dit-on) de l’institution, ont rencontré des officiers du CSFA. Les négociations ont été lentes et difficiles. L’armée a refusé de céder du terrain selon les déclarations de Chater.
L’élection de Mohamed Morsi est, de toute évidence, le résultat d’un compromis. La Confrérie a dû s’engager à accepter les frontières imposées à son candidat.
Premier président de la lle République, le Dr. Morsi n’est pas le chef suprême de l’armée, comme Nasser ou même Moubarak. Il ne peut pas interférer dans les affaires de l’armée, déclarer la guerre sans l’aval du CSFA, proposer des lois sans l’accord des militaires, ou encore avoir le dernier mot sur la composition de l’Assemblée constitutionnelle.
Il peut nommer le chef du gouvernement et les ministres sur approbation du CSFA. Il peut aussi, dans les mêmes conditions, former le Conseil présidentiel.
Si toutes les règles du jeu sont respectées, le mandat de Morsi sera de longue durée. Mais il lui faut, et de suite, mettre un frein à la contestation de la place Tahrir. Un défi.
D.A.