A peine trouvé, l’accord de Genève suscite déjà des différends entre les pays participants, sur fond de bataille Est-Ouest. Si Paris et Washington estiment qu’il entérine la transition post-Assad sans Bachar, Moscou accuse l’Occident de le «dénaturer».
Ce samedi 30 juin, quand Kofi Annan annonce que les Etats, réunis à Genève dans le cadre du Groupe d’action sur la Syrie, sont finalement parvenus à un accord sur les principes d’une transition politique «dirigée par les Syriens» et via la constitution d’un gouvernement d’union nationale, on a presque cru qu’une ébauche de solution avait pu être trouvée. Ce futur gouvernement d’union réunirait en effet des représentants du pouvoir en place ainsi que des membres de l’opposition. Kofi Annan souligne que le «document est clair sur les lignes directrices et les principes pour assister les parties syriennes alors qu’elles établissent un gouvernement de transition et effectuent les changements nécessaires». Quant à l’avenir de Bachar el-Assad, Annan déclare que ce «sera leur affaire».
Pour Hillary Clinton, la chef de la diplomatie américaine, c’est clair, «Assad doit partir». La France conclut la même chose, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, qui estime que «le texte dit précisément qu’il y aura un gouvernement de transition qui aura tous les pouvoirs, donc ce ne sera pas Bachar el-Assad, avec des personnes qui feront l’objet d’un consentement mutuel». Et, souligne-t-il, «Bachar à terme, c’est fini».
Cette interprétation pour le moins expéditive de l’accord de Genève par les Américains et les Français n’a pas été au goût de la Russie et de la Chine. Leur interprétation est toute différente. Agacé par les conclusions occidentales, Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, martèle que «la manière précise dont le travail de transition (…) est mené sera décidée par les Syriens eux-mêmes». Même son de cloche de Pékin, qui souligne par la voix de son ministre des Affaires étrangères Yang Jiechi, qu’un plan de transition «ne peut qu’être dirigé par les Syriens et être acceptable pour toutes les parties importantes en Syrie. Des personnes de l’extérieur ne peuvent pas prendre des décisions pour le peuple syrien».
En filigrane, il apparaît donc que contrairement à ce que les Occidentaux semblaient croire, ni Moscou, ni Pékin n’ont lâché du lest dans leurs positions. Louis Denghien, journaliste sur le site alternatif infosyrie.fr, estime que l’accord de Genève «porte sur des principes, et des principes pas nouveaux, qui étaient déjà contenus dans les différents ‘plans’ concoctés par la Ligue arabe fin 2011 et début 2012». Et qu’au final, la Russie et la Chine sont parvenus à imposer «le principe fondamental de l’autodétermination du peuple syrien et de la souveraineté de la nation et de l’Etat syriens». Toujours selon Denghien, les Russes et les Chinois ont réussi, à Genève, à «emmaillot(er) les Occidentaux», en incluant «leurs principes et fondamentaux, beaucoup plus que ceux des Américains, des Britanniques, des Français qui ont inspiré cette conférence de Genève».
Sergueï Lavrov s’est empressé de doucher l’enthousiasme franco-américain sur un départ futur de Bachar el-Assad. Il a accusé plusieurs pays occidentaux de chercher à «dénaturer» l’accord de Genève. «Malheureusement, certains représentants de l'opposition syrienne ont commencé à dire que l'accord de Genève était inacceptable pour eux, et parallèlement, certains participants occidentaux à la rencontre de Genève ont commencé dans leurs déclarations publiques à dénaturer les compromis que nous avons trouvés», a déclaré Lavrov. «Cela ne sert à rien d’interpréter ces compromis. Nous devons nous en tenir à cela», a-t-il ajouté.
En parallèle, Moscou a annoncé son refus de participer à la réunion des Amis du peuple syrien, qui se tient ce vendredi à Paris. Une réponse sans doute à ceux qui pensaient avoir obtenu un «changement de position des Russes et des Chinois» à Genève.
Pendant ce temps, au Caire, les opposants au régime de Damas ne sont toujours pas parvenus à accorder leurs violons. Après le boycott des discussions par l’Armée syrienne libre qui a qualifié la réunion du Caire de «complot», la Commission générale de la révolution syrienne a annoncé qu’elle se retirait aussi, estimant que «parler de l’unité de l’opposition syrienne ne sert qu’à masquer l’impuissance de la communauté internationale». Si l’accord de Genève devait être appliqué, il s’agirait alors de savoir avec quelle opposition syrienne les négociations devraient être menées, celle-ci étant très divisée entre les partisans du Conseil national syrien et les autres factions, dont certaines plus ou moins extrémistes, sur le terrain.
La mise en œuvre de l’accord de Genève reste donc pour l’heure utopique. La Russie continue de manœuvrer. En jeu pour Moscou, bien sûr, sa base de Tartous et son accès aux mers chaudes, mais pas seulement. Il s’agit avant tout pour la Russie de conforter et de réaffirmer son rôle de géant incontournable face aux pays de l’Otan. Un géant qui ne compte pas voir l’Occident atlantiste grignoter le monde arabe. Selon Louis Denghien, «la Russie a pris de fait, dans cette affaire, la tête d’une nouvelle croisade des non-alignés, elle a fédéré les opposants au Nouvel ordre mondial occidental».
Mais en attendant, comme l’a rappelé Kofi Annan, «le temps presse». L’émissaire de l’Onu a jugé «impératif» d’obtenir un cessez-le-feu, afin de procéder à une transition politique.
Tensions syro-turques
Ces gesticulations politico-diplomatiques interviennent alors que les tensions syro-turques sont à leur apogée. A l’origine des tensions, l’avion de chasse turc abattu par l’armée syrienne le 22 juin dernier. Une fois encore, deux interprétations s’opposent.
Douze heures après l’incident, Ankara a accusé la Syrie d’avoir intentionnellement abattu le F-4 Phantom qui, selon les autorités turques, se trouvait dans l’espace international. L’armée syrienne assure avoir détecté sur ses écrans radars «une cible non identifiée» qui a pénétré dans l’espace aérien syrien à grande vitesse et à basse altitude». L’ordre est alors donné à la défense antiaérienne d’ouvrir le feu, abattant l’avion d’un coup direct, avant qu’il ne s’écrase dans les eaux territoriales, à 13 km des côtes de la province de Lattaquié.
Mais, coup de théâtre, le 23 juin, Abdullah Gül, le président turc, admet que le F-4 Phantom, qui effectuait une mission d’entraînement et de test d’un système radar en Méditerranée, a bien violé, de façon «non intentionnelle», l’espace aérien syrien.
Cet incident, après lequel la Turquie a fait envoyer des troupes à la frontière syrienne, aurait pu très mal tourner. Selon Léonid Ivachov, président de l’Académie des problèmes géopolitiques de Moscou, «il est fort probable qu’il s’agisse d’une provocation». «Ils ont utilisé cette tactique en Libye et en Yougoslavie. Si le gouvernement turc ne cède pas à cette pression américaine, cet incident sera résolu par la voie pacifique. Mais si elles (les forces de l’Otan, ndlr) profitent de cette provocation pour contourner les forces de sécurité de l’Onu et pour attaquer la Syrie, la guerre sera inévitable», a estimé l’expert sur la chaîne Russie-1. L’Otan qualifiera le 26 juin la destruction de l’appareil d’«inacceptable». Sans toutefois prendre de sanctions.
Fort heureusement, il semble que la Turquie comme la Syrie, jouent la carte de l’apaisement. Pour preuve, ces déclarations de Bachar el-Assad au journal d’opposition turc Cumhuriyet, lundi, où le président syrien dit «regretter à 100%» que la défense de son pays ait abattu un avion de chasse turc. L’appareil aurait ainsi été pris pour un avion israélien.
Jenny Saleh
Tester la DCA syrienne
La version turque concernant l’avion abattu par les Syriens est remise en cause par des experts russes cités par l’agence Ria Novosti. D'après eux, le F-4 Phantom turc effectuait en réalité un vol de reconnaissance pour tester la défense antiaérienne syrienne pour le compte de l'Otan. «L'avion a été abattu dans l'espace aérien syrien. La DCA de ce pays est très efficace», estime le directeur du Centre d'analyse du commerce mondial d'armes Igor Korotchenko.
Le chercheur français David Rigoulet-Roze a quant à lui affirmé dans une interview à l’hebdomadaire Le Point que «les tirs seraient l'œuvre de la 73e brigade de la 26e division antiaérienne syrienne, qui aurait utilisé ses batteries antiaériennes de courte et moyenne portée, de type Pantsir S1, plus connus sous la dénomination internationale SA-22 Greyhound». Le Point, qui cite une source anonyme, avance que «la supervision de l'attaque aurait été assurée par des Russes. Avec comme message, en substance: ‘Vous avez voulu nous tester? Vous avez été servis’».