Les étapes préliminaires à l'ouverture du procès, près le Tribunal spécial pour le Liban, sont toutes achevées et, depuis que les avocats de la défense des quatre accusés ont été désignés d'office, la procédure est en marche. Or, contrairement à ce que l'on pourrait être amené à supposer dans le cadre de ce procès hors normes, où l'on est sans nouvelles des accusés, c'est que la défense semble très sérieuse. Ce ne sont pas des arguments faibles et sans réelle portée que les avocats de Salim Ayyache et consorts avancent. Ils sont même de nature à préoccuper sérieusement le Procureur…
Si l'argument de l'incompétence du TSL, et de son défaut de légalité, n'est ni nouveau ni inattendu, deux autres allégations, produites par les avocats des quatre accusés proches du Hezbollah, semblent bien plus pertinentes et ont une portée juridique intéressante.
D'abord, comme déjà annoncé dans tous les discours politiques des détracteurs du Tribunal spécial pour le Liban, il a été question de la compétence de cette juridiction ad hoc, mise en place alors que le Liban traversait une période de profonde division interne. Lorsque, le 30 mai 2007, le Conseil de sécurité des Nations unies a voté la Résolution 1757, en fonction de laquelle a été créé Tribunal chargé de poursuivre et de juger les assassins de Rafic Hariri, une grande partie des Libanais a vécu cet épisode comme un empiètement grave à la souveraineté nationale. Or, au-delà des divisions politiques internes sur le sujet, le Conseil de sécurité a, à maintes reprises, affirmé que c'est d'abord en vertu d'un accord avec le gouvernement libanais que la création du TSL a pu avoir lieu. A partir de là, et une fois que le mécanisme international de la création, du financement, et de la mise en marche du Tribunal est enclenché, force est de reconnaître que cette question de compétence a très peu de chances d'aboutir.
Pas de consensus
De fait, le Procureur près le TSL, en réponse à cet argument, a relevé que le président de la République de l'époque avait, bel et bien, participé aux négociations pour la création de cette juridiction et que le Liban a démontré, à plusieurs reprises par sa coopération avec le TSL, qu'il ne se considère pas lésé dans sa souveraineté. Cette question d'illégalité du tribunal n'est pas nouvelle en droit pénal international. Elle a, par exemple, été soulevée par rapport au Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, lequel a reconnu sa compétence avant de dire le droit… Il y a donc une jurisprudence en la matière.
En revanche, d'autres allégations, qui ne touchent pas encore au fond des faits reprochés aux quatre accusés, portent sur le droit applicable auprès du TSL. Il est soutenu, et d'ailleurs reconnu par le Tribunal spécial pour le Liban, que c'est conformément au droit pénal libanais que les accusés seront jugés. Cependant, la défense relève ce qu'elle décrit comme une injustice flagrante: le fait que la notion de crime de terrorisme ait été interprétée par la chambre d'Appel du TSL au regard du droit international «pour les besoins de l'interprétation et de l'application du droit libanais».
Le problème qui se pose à ce niveau est relatif à l'un des principes généraux les plus ancrés en matière de droit pénal, celui de l'interprétation stricte des textes, et, dans le doute, de l'interprétation en faveur de l'accusé.
Or, la loi libanaise donne une définition très stricte du crime de terrorisme, pour lequel sont poursuivis les quatre accusés. Et la jurisprudence libanaise a consacré de manière exhaustive une liste de «moyens susceptibles de produire un danger commun». Il semble que la caractérisation du crime pour lequel sont poursuivis Ayache et consorts ne cadre pas avec la définition libanaise du terrorisme. Par conséquent, en vertu du droit libanais, le TSL devrait, selon la défense, aboutir à un non-lieu en ce sens…
Il n'y a, bien entendu, aucun consensus international sur la définition du crime de terrorisme, et la défense avance que la juridiction spéciale pour le Liban en a donné une interprétation trop large, en contradiction avec le principe de l'interprétation stricte des lois pénales, en faveur de l'accusé.
L'ancien président du TSL, Antonio Cassese, avait expliqué, dans des observations datant du 16 février 2011, que le Tribunal appliquera le droit général libanais «tel qu'interprété par les tribunaux libanais, sauf si une telle interprétation semble déraisonnable et est susceptible de créer une injustice manifeste ou ne s'avère pas conforme aux principes et règles de caractère international qui lient le Liban».
On l'aura compris, même si l'argument de la défense est pertinent, tout est finalement question d'interprétation du droit…
Un box des accusés vide?
Par ailleurs, c'est la question soulevée plus récemment par les avocats de la défense de Moustafa Badreddine, à laquelle se sont ralliés les défenseurs des autres accusés, qui pourrait causer un réel souci au Procureur. En effet, dans une requête introduite le 25 juin passé, la défense de Badreddine, et des autres accusés, a produit un argument aussi inattendu que pertinent: c'est rien moins qu'une demande en annulation des actes d'accusation qui est déposée au greffe du Tribunal. Pourquoi? Parce que, selon la défense, le Procureur Daniel Bellemare, qui a remis l'acte d’accusation en juin 2011, n'avait plus qualité pour le faire!
En effet, dans leur requête, les avocats de Badreddine fixent le point de départ du mandat de trois ans, non renouvelé, de Daniel Bellemare, au 13 novembre 2007, et non au jour de la prise en charge de ses fonctions, c'est-à-dire celui du début du fonctionnement du Tribunal, le 1er mars 2009.
En faisant un calcul simple à partir de là, la remise de l'acte d'accusation par Bellemare en juin 2011 survient plus d'un an après l'expiration de son mandat, le 13 novembre 2010 selon la défense…
Il y aurait là, si l'argument tient juridiquement, de quoi ébranler sérieusement le Procureur près le TSL. Nous serions effectivement en présence d'un scénario pour le moins original: un box des accusés, non seulement physiquement, mais véritablement vide.
Selon la défense donc, tout est à refaire. Il n'y aurait techniquement pas d'accusés à défendre, puisque l'acte d'accusation, soumis à leur encontre, l'a été par une personne qui n'avait pas, ou n’avait plus précisément, qualité pour le faire…
Il revient à présent au Tribunal de répondre à ces questions de forme; et, non seulement les avocats de la défense, mais au-delà, tous les Libanais, attendent une argumentation juridique convaincante pour voir si «le procès du siècle» finira par aboutir à des condamnations.
Joumana Nahas
Trois questions à Salah Honein
Ces exceptions d'incompétence du TSL peuvent-elles remettre en cause la bonne marche de cette juridiction?
«Il faut comprendre que le Tribunal est irrévocablement en marche. Il faut que l'on sache que c'est une juridiction hautement spécialisée, qui se doit de faire montre d'une grande crédibilité. La question de la compétence du Tribunal et de la légalité de sa création doit être posée. Ceci ne devrait pas inquiéter les défenseurs du Tribunal, au contraire. C'est une question d'une extrême importance qui doit recevoir une réponse claire. C'est un développement positif.»
Qu'en est-il de la requête en invalidation de l'acte d'accusation pour expiration du mandat de Daniel Bellemare?
«Daniel Bellemare a été désigné le 13 novembre 2007 en tant que chef de la Commission d'enquête internationale et indépendante dans l'affaire Hariri. Son mandat de Procureur n'a réellement débuté que le 1er mars 2009, jour où il a effectivement pris ses fonctions. D'ailleurs, il ne peut y avoir à proprement parler un Procureur sans un tribunal en marche! C'est illogique…»
Selon certaines sources, le Hezbollah serait impliqué dans la défense, en ce sens que, même s'il ne reconnaît pas officiellement le Tribunal, il cherche à assurer aux accusés une défense solide. Qu'en pensez-vous?
«Je n'ai aucune information à ce sujet. Ce que je peux vous dire en revanche, c'est que le Hezbollah a tout intérêt à mettre tout son poids dans la défense, et non pas s'acharner à combattre des moulins à vent. Je suis moi-même prêt, en tant que juriste, à le défendre s'il reconnaissait la légalité du TSL.
Il faut comprendre, une fois pour toutes, que ce Tribunal n'est pas une vengeance. Il s'agit d'un passage obligé, nécessaire, pour assainir l'ambiance interne au Liban. Le Hezbollah s'en sortirait grandi, quelle que soit l'issue…»
Qui sont les avocats de la défense?
Le Bureau de la défense près le Tribunal spécial pour le Liban a désigné, d'office, 2 avocats à chaque accusé, vu que le procès se déroule en leur absence.
– Jamil Ayyache est ainsi défendu par un juriste canadien, Me Eugene O'Sullivan, et un avocat libanais, Me Emile Aoun.
Le premier a notamment défendu, avec succès, l'ancien président de la Serbie, Milan Milutnović, auprès du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie. Me Aoun est un jeune avocat libanais de 41 ans, qui est, entre autres activités académiques, chargé de cours auprès de la faculté de Sciences politiques de l'Université La Sagesse
– Moustafa Amine Badreddine est défendu par le Franco-Libanais Me Antoine Korkmaz, co-fondateur d'une société civile professionnelle d'avocats sise à Paris. Le Britannique John RWD Jones est le deuxième avocat de Badreddine. Il a une large expérience dans le domaine de la défense pour crimes de guerre.
– Hassan Hussein Oneissi est pris en charge par le Français Vincent Courcelles-Labrousse, un avocat qui compte, à son actif, l'acquittement du maire de la Commune de Rukara, dans la juridiction internationale spéciale pour le Rwanda. Il est secondé par l'Egyptien Me Yasser Hassan, membre du conseil du Barreau pénal international.
– Enfin, Hassan Assaad Sabra s'est vu pourvoir, lui aussi, deux avocats pour sa défense. L'Ecossais Me David Young a, notamment, défendu des accusés impliqués dans le terrorisme international. Le Suisse Guénaël Mettraux compte, lui, à son actif, l'acquittement de nombre d'accusés auprès de tribunaux pénaux internationaux.