Magazine Le Mensuel

Nº 2856 du vendredi 3 août 2012

Société

Les domestiques. Quand elles disjonctent

Il y a au Liban près de 200000 travailleuses venant des Philippines, du Sri Lanka, d’Ethiopie et du Népal. Si elles sont parfois exploitées et vivent dans des conditions inhumaines chez leurs employés, elles sont de plus en plus nombreuses ces «fugitives» qui décident de quitter la maison de leur employeur pour travailler à leur compte, n’hésitant pas parfois à voler quelques dollars pour mieux démarrer dans leur nouvelle vie.

Elles viennent des Philippines, du Sri Lanka, d’Ethiopie. Elles travaillent au Liban et dans des foyers et pour ce faire, passent par des bureaux officiels. Elles savent donc, à l’avance, la durée de leur séjour et le montant de leur salaire. Pourtant, parfois, et actuellement de plus en plus souvent, elles prennent la fuite pour se lancer dans une nouvelle vie qui leur convient mieux. Elles sont désormais connues dans les milieux des services de sécurité comme les «fugitives». Elles vont travailler dans des maisons où elles sont mieux payées ou dans des bars et boîtes à massage. Elles n’hésitent pas non plus à se prostituer pour s’assurer des rentrées plus importantes et des horaires plus souples. Elles œuvrent à leur compte ou sous la coupe d’une «protectrice» qui leur débrouille du travail et les protège, si besoin est, en contrepartie d’une commission. Elles vivent souvent dans des chambrettes avec des colocataires. Quand elles sont arrêtées, elles vont jusqu’à accuser les maîtresses de maisons – et parfois les maîtres – des pires sévices, quitte à inventer des scénarios montés de toutes pièces.
Ce qui facilite désormais la vie des «fugitives» c’est, d’une part, le fait que la police n’est pas pressée de leur mettre le grappin dessus et qu’à la fin de leur séjour au Liban, leurs ambassades leur délivrent un laisser-passer pour faciliter leur sortie du pays. Selon une source que nous avons contactée à la Sûreté générale (SG), cette institution étatique considère que les fonds alloués à l’appréhension et la détention des domestiques fugitifs sont insuffisants. C’est pourquoi la police ne fournit pas d’efforts spéciaux pour les rechercher et les arrêter. D’autre part, les pots-de-vin entrent en jeu. Ces «filles» ont réussi à monter un réseau mafieux pour se protéger des rares descentes de la police. Et quand cela arrive, leur «protectrice» distribue les sommes nécessaires pour que la police ferme les yeux. Il est très rare qu’elles soient donc arrêtées, à moins qu’elles n’aient commis un délit déterminé – comme un vol par exemple – avant leur fuite. Dans ce cas précis, elles sont transférées en prison où elles croupissent pendant de long mois en attendant leur procès.
Olga vient des Philippines. Cela fait près de dix ans qu’elle travaille dans une maison où elle est bien traitée. Elle commence son travail à 8h et finit vers 16h. Le couple travaille et n’a pas d’enfants. Son salaire est de 400 dollars par mois et tout va pour le mieux entre elle et la famille où elle travaille. Un jour, lors de ses sorties du dimanche, elle rencontre une amie, Hana, de son village natal. Ces retrouvailles lui font chaud au cœur et elle attend impatiemment le dimanche pour la voir et la revoir. Et un jour, Hana lui raconte qu’elle se fait 1000 dollars par mois, vit avec un compagnon et se sent très épanouie au Liban. De fil en aiguille, elle découvre que Hana se prostitue et lui propose d’en faire autant. Elle accepte. Un soir, elle range ses affaires et prend la fuite. Elle est placée dans un centre de massage, où elle assure aux clients des extras payés rondement, mais ne perçoit que des sommes dérisoires en contrepartie. Elle reprend la fuite et va au premier poste de police pour tout avouer. Elle croupit actuellement en prison en attendant son procès.
Fragilisées par la nostalgie du pays et de la famille, par la fatigue et le métier ingrat de domestique, elles sont nombreuses à se lancer dans la prostitution et ne peuvent plus faire marche arrière une fois qu’elles se sont engagées dans le réseau. D’ailleurs, l’impunité est telle qu’elles n’hésitent pas à parader dans les rues, sur les grands axes, sur les autoroutes pour héler le potentiel client.

Komary, elle, vient de l’Ethiopie. Elle a travaillé durant cinq ans dans une famille où elle était considérée comme l’un de ses membres. Un matin, la femme pour qui elle travaille décide d’inspecter ses bijoux pour en faire l’inventaire et les placer dans un coffre à la banque, vu le manque de sécurité qui prévaut en ville. Quel choc quand elle découvre que ses plus belles pièces ont disparu. Elle alerte Komary en qui elle a toute confiance et appelle son mari qui prévient la police. Quand cette dernière demande à interroger la domestique, elle s’insurge et leur assure qu’elle n’a aucun doute à son propos. La police insiste et Komary finit par avouer qu’en effet, elle a volé les bijoux et comptait s’enfuir pour travailler dans un hôtel où on lui offre de meilleures conditions. Elle a été arrêtée et attend son procès.
Quant à Tina, elle a organisé un véritable réseau. Venue au Liban via un bureau, elle a travaillé dans une famille et tout allait bien, jusqu’au jour où elle rencontre une domestique venue comme elle d’Ethiopie. Au fil de leurs rencontres, elles décident de monter leurs propres «affaires», c’est-à-dire de héler des filles fraîchement débarquées au Liban et de les faire travailler pour leur propre compte dans des maisons où elles sont payées à l’heure, en leur assurant en contrepartie un salaire de 400 dollars le mois et un logement dans des taudis. Elles acceptent, puisque leur salaire de base est de 200 dollars. Et tout fonctionne à merveille jusqu’au jour où l’une des domestiques faisant partie du réseau est violée par l’homme chez qui elle travaille une fois la semaine. Elle le repousse et le frappe sur la tête avec un objet lourd. Il perd conscience. Elle s’enfuit. Cet homme étant bien vu dans les milieux policiers, la police mène son enquête et arrête la fille qui finit par tout avouer. Le réseau est démantelé et les domestiques croupissent en prison en attendant leur procès.

Danielle Gergès

 

 

De la maltraitance des domestiques
Plusieurs organisations non gouvernementales ont demandé au gouvernement libanais d’adopter une nouvelle loi conforme aux critères internationaux dans le domaine, afin de mettre fin aux mauvais traitements infligés aux domestiques et réduire le nombre d’incidents qui les touchent. Selon le Human Rights Watch, il y a une mort par semaine attribuée à des causes non naturelles – des chutes du haut des immeubles, des suicides, des tentatives d’automutilation… – au sein de la communauté des travailleuses. Selon les ambassades des pays fournisseurs que nous avons contactées, les plaintes les plus fréquentes comprennent les mauvais traitements infligés par les agents recruteurs et par les employeurs, le non-paiement du salaire ou le paiement en retard, la confiscation du passeport, la séquestration, le refus d’accorder du temps libre, le travail forcé et les violences verbales, physiques et sexuelles. Par ailleurs, les personnes responsables d’exactions à l’encontre de leurs domestiques sont rarement punies, surtout quand l’argent et les pistons s’en mêlent.

 

 

 

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