Magazine Le Mensuel

Nº 2857 du vendredi 10 août 2012

Talent

Raëd el-Khazen. Juste pour la musique

Se définissant comme musicien et non simplement comme guitariste, Raëd el-Khazen n’a qu’une seule passion: la musique. En discuter avec lui, c’est découvrir toutes les complexités, les subtilités, les nuances, de cet état d’âme que nous percevons, sans le comprendre.

Un silence s’installe. La respiration se suspend. Un instant. Tout le temps que durera le concert, le gig. Raëd el-Khazen joue de la guitare. Une onde positive se propage dans la salle. Ce n’est sûrement pas exclusivement une question de technique. Il y a autre chose. Une sensation indescriptible de bien-être qui vous étreint, d’un coup, à votre insu. C’est ce que Khazen cherche à engendrer dès qu’il empoigne sa guitare sur scène.
Pourtant entre lui et la guitare, ça n’a pas été le coup de foudre. Loin de là. Enfant, ses parents lui achètent sa première guitare sèche. Quelques cours de musique classique, et il laisse tomber, dégoûté. Non, ce n’est pas pour lui. Le temps passe, la guitare reste. Son père, qui jouait du oud et chantait à ses heures perdues, s’en emparait quelques fois. Cela pouvait durer des heures. Khazen sentait qu’il se passait quelque chose qu’il n’arrivait pas à comprendre. Ce n’est qu’à 18 ans, à la mort de son père, qu’il a finalement eu envie de toucher à la guitare. Non pour pouvoir jouer le répertoire classique. Plutôt des chansons comme Hotel California, Wish you were here… Avec un ami guitariste, il apprend le premier accord. Une année plus tard, alors qu’il avait déjà commencé ses études universitaires en génie civil à l’AUB (American University of Beirut), il achète sa première guitare électrique. Et il commence à gratter les cordes, lors de jam sessions à la maison avec les amis musiciens, au club musical de l’AUB. «Mais je ne savais pas jouer. On baissait même mon amplificateur tellement mon son était mauvais». Durant huit mois, il s’amuse à jouer à l’oreille sans apprendre ni théorie, ni mélodie, ni technique, en écoutant des radios cassettes et en regardant des VHS des heures durant: Stevie Ray Vaughn, Jimmy Hendrix, Pink Floyd, Albert King, Albert Collins… Un jour, il se passe quelque chose entre lui et la guitare. Un sentiment indescriptible qui l’a rendu heureux. Et cela se renouvelle, encore plus fortement, quand au club de l’AUB, alors que les musiciens interprétaient Comfortably numb, il se lance dans son premier solo. Comme s’il volait. Tout le monde était étonné, lui en premier. Ce fut comme une sorte de révélation ; «This is it», se dit-il. Après deux ans à l’AUB, il laisse tomber l’université et se lance dans une vie musicale, enchaînant les gigs dans les pubs de la ville, notamment au mythique Key Club.

Et la vie peut commencer
Semaine après semaine, il interprète les cover songs et s’enfonce dans les nuits beyrouthines. Et le public accroche. Raëd el-Khazen arrive à survivre avec la paie qu’il touchait de chacun de ses gigs et qui bizarrement, tient-il à mentionner, était inférieur d’une vingtaine de dollars seulement par rapport à ce que touche actuellement un musicien aujourd’hui même. Sauf que l’ennui ne tarde pas à se manifester. L’horizon semblait bouché. L’envie le prend même de vendre ses instruments et de réintégrer la fac. Une nuit, en jouant au Key Club, un client, qui deviendra plus tard un ami, lui conseille de présenter sa candidature à Berkley College of music. Réticent quant à l’idée d’être accepté, Khazen tente quand même sa chance. Il prépare son dossier, avec une demo comportant sa première composition. Au bout de quelques mois d’attente, la nouvelle tombe: il est accepté, comme boursier même. Aussitôt, une onde d’énergie positive se propage dans son cercle d’amis, tous aspiraient à le voir partir aux Etats-Unis. Le temps d’obtenir le visa, et le 6 avril 1996, le voilà à bord de l’avion.
Les Etats-Unis : la terre des promesses. Khazen arrive aiguillé par ses envies de grandeur, de succès, de gloire. Se moquant de lui-même, il mentionne cette grosse tête du Libanais déterminé à montrer au monde entier ce dont il est capable. Mais les chocs se succèdent, les coups durs aussi. Le premier cours se passe très mal, le second aussi. Et ceux qui suivent tout au long du premier semestre. Ne pouvant plus tenir le coup, entièrement déprimé, il frappe à la porte de son professeur. «La seule chose qui m’a sauvé, j’en ai eu la confirmation ce jour-là quand il me l’a dit, c’est que j’ai un ‘‘good feel’’ quand je joue».
Changement de perspective, changement d’attitude: Raëd el-Khazen n’a pas cessé depuis de travailler comme un fou, de s’entraîner, de faire des recherches, de penser à la musique, à ce qu’elle signifie, à ce qu’elle implique… Son diplôme en poche, il s’installe à New York et poursuit son travail, acharné, se rendant compte, nouveau choc, que tout ce qu’il a appris est inutile. Il fallait maintenant transformer tout ce bagage théorique en musique. «Ça m’a pris environ sept ans pour trouver ma propre identité musicale, mon son». Plus de seize ans déjà dans le domaine de la musique, et Raëd el-Khazen estime que cette année seulement marque le début véritable de sa carrière en tant que musicien, en tant qu’artiste. «Et peut-être, ajoute-t-il, dans dix ans j’arriverais où je veux, si je continue à travailler, si je continue à questionner la musique. C’est une relation d’amour et de haine». A plus d’une reprise, Khazen a enlevé les cordes de sa guitare, refusant de jouer durant des mois. «On passe notre temps à essayer de contrôler la musique, alors que ce qu’on doit faire c’est se laisser contrôler. C’est une psychologie très complexe, une dynamique très subtile».
Il est de tout temps resté ouvert à tous les styles, tout en gardant sa propre identité musicale, s’impliquant également dans tous les domaines relatifs à la musique: en tant que musicien, producteur, compositeur… D’ailleurs, depuis quelques mois, Raëd el-Khazen trio se produit trois à quatre fois par mois, dans certains pubs de la ville, se préparant ainsi à enregistrer son premier album, au Liban même. C’est en 2009 qu’il est définitivement rentré au pays. Quand il s’est enfin senti prêt, il ne voulait pas l’être aux Etats-Unis, mais bien dans son pays d’origine. Tout comme d’ailleurs dans sa manière de jouer, qui charrie d’une manière l’air de Beyrouth, de la Méditerranée. Pour des croyances politiques aussi: «J’ai compris beaucoup de choses là-bas en tant qu’Arabe, en tant qu’artiste arabe. Quel pouvait être mon rôle dans ce problème politique que le monde entier est en train de vivre. Nous sommes la nouvelle résistance. Le monde arabe a perdu. La seule manière de le faire avec dignité est de leur montrer que nous avons toujours la culture et l’art. Non pas de manière folklorique coincé dans le passé, car c’est ce qu’ils veulent. Mais un art civilisé, nouveau et avec lequel on peut rivaliser avec eux au même niveau et dans la même arène. Nous sommes prêts. Nous sommes là».

Nayla Rached
 


De questionnement en questionnement
«Qu’est-ce que l’art? Qu’est-ce que la musique? Pourquoi est-ce que je joue? Quelle est la relation entre le musicien et l’audience? Qu’est-ce que je veux de cette relation?»… Raëd el-Khazen n’a cessé, tout au long de son séjour aux Etats-Unis, de se poser toutes ces questions, d’agrandir son cercle de réflexion, car «chaque réponse peut mener à un chemin différent dans la vie». Pour lui, le plus important en musique est la relation qui s’établit entre le musicien sur scène et l’audience. «Je veux que le spectateur quitte se sentant bien, mu par une énergie positive, ne pensant même pas à ma musique. C’est pour cela que moi-même je dois me sentir bien sur scène. Pour pouvoir le faire, je dois partager la scène avec des musiciens qui ont cette même approche. C’est ce qui fait la différence entre celui qui joue de la musique et celui qui produit des sons. Le son relève de l’esthétique. La musique est une expérience spirituelle».

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