Ils ne veulent pas parler d’exode et quand on évoque leur retour au pays, les chrétiens de Syrie essaient de se montrer fermes. Mais l’émotion dans leur voix trahit une peur réelle, teintée d’incrédulité. Celle de ne jamais revoir la terre qu’ils habitent depuis 2000 ans et où ils pratiquaient librement leurs croyances religieuses.
L’ambiance est morose chez Nadia ce matin. Les nouvelles qui parviennent d’Alep au compte-gouttes ne sont pas bonnes. Les chrétiens, notamment les Arméniens, seraient en train de s’armer. Aya, la cinquantaine dynamique, ne mâche pas ses mots: «Si c’est vrai, je ne rentre plus au pays. Je ne suis pas prête à me faire égorger pour ces nigauds!»
Le mot est lâché, et, pour la première fois depuis ces réunions forcées au Liban, personne ne songe à calmer la fronde de celle qui a toujours été considérée comme la rebelle de la famille. C’est qu’elle pourrait bien avoir raison cette fois. La situation est, en effet, si grave que sa mère, Antoinette, qui n’a jamais caché son appui au régime, reste bouche bée.
Alep, jusque-là préservée
Elle n’est même pas certaine de pouvoir rentrer au pays, retrouver sa maison dans le quartier chic de Sabil, renouer avec ses habitudes, se rendre au club d’Alep, échanger de bons mots avec ses amies autour d’un verre de whisky et la partie de bridge quotidienne… La douceur de la vie à Alep lui manque déjà, et l’incertitude du retour est cruelle.
Nadia, la sœur aînée d’Aya, vit au Liban depuis près de 45 ans. Mariée à un avocat libanais, cette mère de famille effectuait des allers-retours réguliers auprès de sa famille à Alep. Aujourd’hui, c’est elle qui héberge les siens. La Syrie? Elle a fait une croix dessus depuis longtemps, bien avant la révolution de 2011. Depuis que, jeune fille, on lui faisait retenir les discours du Raïs, elle a pris le régime en grippe. Pourtant, elle devient mélancolique quand on évoque devant elle les souks, les quartiers de Jdeidé et de Sleimanié, ou encore le jardin public de Sabil. Alep, deuxième ville syrienne, a gardé pour elle ce goût inimitable de la dolce vita qui s’écoule doucement, loin des remous des grandes villes occidentales. Avec ses petits immeubles en pierre, ses larges avenues bordées de pins, ses quartiers gorgés d’histoire et ses ruelles commerçantes surpeuplées, la «ville blanche» a un cachet unique. Il y faisait bon vivre, jusqu’à ce funeste mois de juillet 2012. La fière Alep avait été jusque-là bien préservée des retombées de la révolution. Ses habitants ont continué à mener leur train de vie ordinaire, et répétaient à l’envi que «rien ne se passait chez eux», ou encore que les médias occidentaux exagéraient la réalité des événements.
C’est notamment le cas de Leila, la soixantaine avenante, qui dit être venue «passer quelques jours seulement» chez sa fille, mariée à un Libanais: «Nous venons tous les ans à Beyrouth en été… Je n’ai pas fui les combats. D’ailleurs, dans nos quartiers, il ne se passe pas grand-chose. Nos réfrigérateurs sont pleins à craquer et nous ne manquons de rien». Traditionnelle fierté alépine, ou plutôt déni de la réalité?
Son fils Georges, un grand gaillard blond de trente ans, préfère garder le silence. La situation n’est pas bonne, et il a installé sa femme et son fils, âgé de deux ans, dans un meublé du côté de Hazmié. Il espère seulement pouvoir continuer à faire des allers-retours réguliers à Alep, où il possède une papeterie.
Le Liban est trop cher…
Mais il faut bien se rendre à l’évidence: voyager en Syrie va devenir de plus en plus difficile, tant les autoroutes y sont devenues hasardeuses. Les billets d’avion sont chers, sans compter que même les routes des aéroports ne sont plus sûres. Et, si beaucoup de familles chrétiennes nanties n’hésitent pas à débourser pour s’installer en sécurité à Beyrouth ou en banlieue, la vie au Liban se révèle tout de même bien trop chère… C’est le constat de Manale, la trentenaire élégante, encore choquée par les prix pratiqués sur les plages libanaises: «Emmener la famille en promenade le dimanche devient un luxe! Rien qu’avec le prix d’entrée sur les plages privées, nous dépassons déjà le budget de toute une journée au bord de la piscine à Alep. Tout est tellement plus cher ici».
Si certains ont l’intention de passer au moins quelques mois au Liban, ils devront se serrer la ceinture, d’autant plus que le travail s’est considérablement ralenti en Syrie. Les revenus viendront à manquer, et le Liban ne serait plus alors qu’une solution provisoire. D’aucuns ont, d’ores et déjà, rejoint de la famille au Canada ou aux Etats-Unis, d’autres attendent patiemment un improbable visa qui devrait leur permettre de trouver un abri sous des cieux plus cléments que ceux de la Syrie et du Liban.
Loin, bien loin de ces préoccupations, somme toute réservées à une élite, des centaines de familles chrétiennes syriennes ont trouvé un refuge beaucoup plus modeste au Liban. Des campements de fortune sont érigés dans la région de Qaa, limitrophe de la Syrie. Ils abritent ceux qui n’ont pas de famille libanaise à rejoindre, ou qui n’ont pas les moyens de louer des meublés. Il est rare que ces camps soient mélangés, tant la haine est devenue palpable entre gens d’un même pays. Car tous n’ont pas forcément fui le seul régime de Bachar el-Assad. Nombreux sont ceux qui se sont réfugiés au Liban pour échapper aux griffes des rebelles qui assimilent allègrement les chrétiens à des défenseurs du régime baassiste. On se relaie les histoires terrifiantes de tel ou tel commerçant chrétien, brutalement assassiné par les rebelles qui en profiteraient pour occuper les maisons délaissées par leurs occupants. Comme ce boulanger chrétien dont le corps sans vie aurait été remis à sa mère… Ou encore cette famille qui aurait reçu des menaces et des intimidations, la forçant à quitter terre et biens pour se réfugier dans un camp de fortune de l’autre côté de la frontière. De ce côté-ci, où l’on entend encore le bruit des bombes, et où l’avenir est incertain. Car, contrairement aux familles aisées, celles qui n’auront pas réussi à se «débrouiller» subissent beaucoup plus durement les retombées du conflit syrien. Le tout dans le plus total désintérêt de l’Etat libanais, qui, jusqu’à aujourd’hui, n’a mis en place aucune structure officielle de soutien aux réfugiés. Encore un criant déni de la réalité… Déni cruellement rattrapé sur le terrain par les clans et milices armés, chargés, par on ne sait quelle cinquième colonne, d’alimenter les haines intercommunautaires. De terre d’accueil, le Liban se transforme ainsi au fil des jours en refuge provisoire, peut-être même pour les siens.
Les écoles prises d’assaut
Leur sac à main griffé sur l’épaule, le cheveu soigneusement coiffé et le visage maquillé, trois dames bien mises s’informent des formalités requises auprès de l’une des écoles les plus prisées de la capitale. La réceptionniste tente de garder son calme, mais elle doit se montrer ferme: il n’y a plus aucune possibilité d’inscription pour la rentrée 2012. «Qu’allons-nous donc faire de nos enfants?», s’exclame l’une des dames. «Il va falloir chercher ailleurs, je suis désolée». La réponse est cinglante, mais réaliste. Les établissements scolaires privés libanais, qui ont déjà fait face au retour en force des émigrés des pays du Golfe lors de la crise financière des trois dernières années, ont du mal à contenir le flux des réfugiés syriens. Les écoles de la capitale étant déjà en sureffectif, ce sont celles du Kesrouan qui ont ouvert leurs portes aux nouveaux venus. C’est ce qui explique que de très nombreux Syriens ont loué ou acheté des appartements à Jounié, voire à Jbeil, où ils sont auprès des nouvelles écoles de leurs enfants.
Samir H., commerçant syrien, ressent les effets de la crise de plein fouet. Originaire du village chrétien de Saydnaya, il a l’habitude de passer ses commandes tous les étés auprès d’un fournisseur libanais en papeterie. Il s’est approvisionné tout de même cette année, malgré la guerre: la rentrée des classes est normalement prévue pour le 14 septembre. Il essaie de rester zen: «Il faut bien que les petits aillent à l’école… Toutes les familles n’ont pas les moyens de quitter la Syrie. Il faut bien y croire. Il y aura peut-être des interruptions de scolarité, mais la vie doit reprendre». Pour toute une génération de Libanais, c’est comme une impression de déjà-vécu…
Les islamistes font peur
François est un artiste franco-syrien d’une soixantaine d’années. Il s’est réfugié à Hamra, chez un ami libanais qui y tient un petit café. Son atelier et sa petite académie de dessin situés dans la banlieue d’Alep lui semblent bien loin, et le retour au pays illusoire. François ne se fait pas d’illusions sur le sort réservé, selon lui, au régime de Bachar el-Assad, par la communauté internationale: une chute inéluctable, même tardive. Mais il est ulcéré par ce qu’il appelle l’hypocrisie des Nations unies: «Rien ne m’énerve plus que lorsque j’entends dire qu’il faut éviter «la guerre civile et ethnique» en Syrie. Si ce n’est pas actuellement une guerre ethnique que nous vivons, c’est quoi donc?»
Car voilà la vraie raison qui inquiète tant les chrétiens de Syrie, et les autres minorités aussi, sans doute: l’incertitude totale du lendemain. Il y va de la pérennité des chrétiens de Syrie, qui, protégés par le régime, ont pu depuis des décennies pratiquer leur religion dans la plus totale liberté. Les commerçants des quartiers chrétiens de Damas ou d’Alep ferment boutique le dimanche et travaillent le vendredi… On peut boire tranquillement une bière ou un vin du pays dans l’un des nombreux restaurants dotés d’un permis de débit de boissons alcoolisées. On s’y marie à l’Eglise et on règle son statut personnel auprès de sa communauté propre plutôt qu’auprès des tribunaux civils. On fête Noël et Pâques avec ardeur dans les églises centenaires du pays, et aucune femme n’a jamais été inquiétée en marchant tête nue dans les souks…
Voici l’image qui risque bien de changer. La vieille crainte de voir les Frères musulmans au pouvoir fait son grand retour dans les esprits des chrétiens de Syrie pour qui, un changement de régime, pourrait signifier la fin d’une coexistence paisible.
Comme beaucoup de ses compatriotes et de ses coreligionnaires, François n’est cependant pas inquiété par son propre peuple, mais plutôt par les puissances voisines qui pourraient avoir un intérêt à radicaliser la Syrie… Joumana Nahas
1,9 million de chrétiens
La Syrie comptait avant le début de la révolution quelque 21 millions d’habitants dont 1,9 million de chrétiens. Ils sont répartis en onze Eglises, et près de la moitié d’entre eux sont grecs-orthodoxes.
Le rite alaouite, celui du président Bachar el-Assad, compterait, lui, près de 12% de la population syrienne. Une sorte de pacte tacite aurait été conclu avec les chrétiens lors de la prise de pouvoir par le parti Baas, en 1963: la liberté de culte garantie par le pouvoir, contre une neutralité politique bienveillante. Les chrétiens ont ainsi été régulièrement représentés au gouvernement. Occidentalisés et, souvent, de remarquables commerçants, les chrétiens restent des alliés économiques de taille en Syrie. Aujourd’hui, leur plus grande crainte est de subir le sort des chrétiens d’Irak, dont, ironie du sort, un grand nombre s’était réfugié justement à Damas durant la dernière décennie.
L’archevêché melkite saccagé
Radio Vatican et l’agence missionnaire Fides ont rapporté, lundi, que l’archevêque grec-catholique (melkite) d’Alep, Mgr Jean-Clément Jeanbart, se trouve au Liban après que le siège de l’archevêché eut été saccagé jeudi 23 août par des «groupes non identifiés».
Lors d’affrontements à Alep entre troupes loyales au président Bachar el-Assad et rebelles, l’archevêché a été partiellement saccagé quelques heures après que Mgr Jeanbart, son vicaire et quelques prêtres eurent quitté les lieux pour trouver refuge à la maison des Franciscains de la ville.
Selon des sources de la communauté chrétienne locale, citées par Fides, les auteurs sont «des groupes non identifiés, qui entendent alimenter une guerre confessionnelle et entraîner la population syrienne dans des conflits sectaires».
Selon le père franciscain d’Alep, George Abou Khazen, l’archevêque est parti pour le Liban où il se trouve encore.
Les jours suivants, quand les forces loyalistes ont repris le contrôle de la zone, le vicaire de Mgr Jeanbart est revenu à l’archevêché, où il a constaté que les portes avaient été forcées et que des objets avaient été volés, des ordinateurs notamment.
Des miliciens ont aussi endommagé l’archevêché maronite et le musée chrétien byzantin de Maarrat Nahman. Selon les mêmes sources, la semaine dernière, l’armée syrienne avait repris aux rebelles les quartiers chrétiens du centre-ville d’Alep.
Mgr Jeanbart s’était déclaré préoccupé par la présence de combattants étrangers et l’existence d’«organisations pour recruter des jihadistes». «C’est pourquoi, des fondamentalistes viennent de Libye, de Jordanie, d’Egypte et de plusieurs autres pays dont l’Afghanistan, et même de la Turquie», avait-il déclaré à Radio Vatican.