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Nº 2868 du vendredi 26 octobre 2012

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A Achrafié, la vie reprend ses droits. Choc, dégoût et détermination

L’attentat, le 19 octobre à 14h55, en plein cœur d’Achrafié, laissera sans doute des séquelles. Non point physiques, puisque les réparations ont démarré dès le lendemain matin, mais psychologiques. Les habitants d’Achrafié et de ses environs ont été littéralement ébranlés par la violence du son, des images, et des nouvelles qui leur parvenaient à travers le petit écran. Une journée sinistre qu’ils finiront bien par oublier, non sans y laisser une partie de leur âme.

Au lendemain de l’attentat, c’est une ville au ralenti qui se réveille, difficilement, du cauchemar. Les curieux convergent vers la place Sassine, jonglent entre les débris de verre, amassés, dans les coins des ruelles perpendiculaires, et se fraient un chemin entre les livreurs de vitres neuves. Les visages sont graves, le teint cireux rappelle celui des mauvais jours que l’on croyait lointains, ceux des lendemains des «samedis noirs» et autres souvenirs malheureux. Achrafié est blessée, touchée en plein cœur, et ses habitants, écœurés, ont du mal à réaliser ce qui vient de leur arriver.

Spectacle d’un autre âge
Chez les Tabet, qui vivent depuis 20 ans au huitième étage d’un immeuble adjacent au lieu du drame, la maison a été, comme chez les voisins, violemment soufflée par l’explosion. Outre les vitres et leurs cadres en aluminium déboîtés, les rideaux arrachés et les fauteuils lacérés, chaque meuble rescapé porte en lui désormais la «signature» du passage de l’horreur. Les locataires de cet appartement s’estiment cependant chanceux: personne n’a été touché par les éclats de verre et l’appartement est récupérable. Encore heureux. Les 126 blessés et les trois morts du 19 octobre, eux, n’ont pas échappé à leur destin tragique. Du balcon poussiéreux encore jonché de vitres, on aperçoit clairement, juste en face, la rue Ibrahim Mounzer, devenue tristement célèbre. Un spectacle d’un autre âge. Deux carcasses de voitures calcinées et défigurées, des pans de murs éventrés, des immeubles couverts de suie, une ruelle salie, le tout au milieu d’un calme assourdissant. Dans les ruelles perpendiculaires, les chaînes de télé ont installé provisoirement leurs quartiers généraux, et les journalistes sont encore à l’affût du moindre scoop, prêts à le communiquer aux téléspectateurs engourdis.
Des petits groupes se forment. Des habitants du quartier, des amis, venus «voir». Certains ont tout perdu, tous connaissent l’un ou l’autre des blessés, beaucoup, encore sous le choc, disent être passés par là «deux minutes avant», avoir été attablés à un café avoisinant «au moment même», ou encore être en route et sur le point de passer par la rue quelques minutes plus tard. Chacun y va de son vécu et tous les esprits sont encore traumatisés.
 

«Toujours en retard!»
En contrebas de la rue sinistrée, en face de l’église Mar Youhanna, les habitants de cet immeuble neuf racontent la surprise qu’ils ont eue, au lendemain de l’attentat, de «recevoir», vers 22h00, des représentants des forces de l’ordre. Ils ont minutieusement noté le nom de tous les propriétaires et locataires, ils ont inspecté le toit, pris des notes. L’assassin est-il passé par là pour déclencher sa machine meurtrière? On en a froid dans le dos. L’un des voisins s’est même emporté contre les officiers venus enquêter: «C’est toujours en retard que vous arrivez!», leur lance-t-il.
Le drame aurait-il pu être évité? C’est à la justice de trancher, si un jour elle y arrive. Toujours est-il que les commentaires vont bon train dans les salons d’Achrafié. D’aucuns racontent, un rien honteux, avoir été «soulagés» d’apprendre que l’attentat du vendredi était ciblé… En effet, pendant plus de trois heures après l’explosion, les habitants de ce quartier chrétien ont chaviré. Si on n’a voulu tuer «personne» en particulier, qui donc a osé s’attaquer à leur secteur «gratuitement»? Le Liban est-il en train de devenir le nouvel Irak du Moyen-Orient? La division politique des chrétiens libanais a-t-elle fini de les protéger? Les souvenirs, enfouis, des parties de scrabble à la lumière d’une bougie, ont brutalement refait surface. Le spectre de la guerre civile n’est pas loin. Car, si l’attentat n’avait pas visé le général Wissam el-Hassan, il aurait été interprété comme un acte terroriste aveugle, dirigé contre les chrétiens. Mais même ainsi, quand on se rend compte du massacre que les tueurs n’ont pas hésité à perpétrer, en plein jour, à 50 mètres de la statue de Bachir Gemayel, en plein cœur de Sassine, pour assassiner Hassan, on se dit que finalement, on n’est à l’abri de rien.
Alors que faire? Plier bagage? Reprendre le chemin de l’exil? Rechercher des cieux plus cléments? Certains Achrafiotes y ont pensé. Ils ont vérifié la validité de leurs passeports et ils ont fait une valise «au cas où».
D’autres, au contraire, ont pris la décision de vivre. Ils ont fait appel, le jour-même de l’attentat, aux sociétés de réparation, et, résolument, ont déboursé des sommes importantes pour réparer leurs maisons et y revenir au plus vite. Sans attendre l’aide de l’Etat, que tout le monde sait lente, voire hypothétique.

Récupération ou solidarité?
Au lieu et à la place des administrations publiques, qui pourtant ont promis l’assistance aux sinistrés, et à défaut d’un mouvement efficace des acteurs de la société civile, ce sont plutôt les partis politiques qui ont tendu la main aux victimes d’Achrafié. A grand renfort de battage médiatique, cela va sans dire. Le Courant patriotique libre s’est montré particulièrement efficace, offrant des chambres d’hôtel pour une durée d’une semaine aux personnes sinistrées, et mettant en place un service d’assistance médicale et psychologique. Les députés d’Achrafié ont, de leur côté, préféré travailler conjointement avec le Haut comité de secours, organisant par ailleurs des levées de fonds.
Des initiatives qui, pour être louables, n’en soulèvent pas moins deux questions: d’abord jusqu’à quand doit-on faire avec la quasi-inexistence de l’Etat? Ensuite, ces initiatives relèvent-elles plutôt de la récupération politique et électorale, ou de la réelle solidarité envers les victimes?
Entre-temps, la vie, toujours plus forte, commence à reprendre, à Sassine comme ailleurs. Dès lundi matin, les embouteillages bloquent les voitures pendant de longues minutes à proximité de la rue Ibrahim Mounzer, condamnée.
Seuls dans leurs pensées, les automobilistes ne peuvent s’empêcher de penser aux familles endeuillées, à celles laissées sans toit, aux nombreux blessés de l’attentat. Ils ne peuvent s’empêcher de se dire qu’ils ont eu de la chance. Ils ne sont pas passés loin. Ils auraient pu y être. Les assassins ont, ce 19 octobre 2012, délibérément choisi la rue Ibrahim Mounzer pour tuer Wissam el-Hassan et saccager au passage tout un quartier. Y a-t-il d’autres tueurs embusqués? En bas de chez nous, sur le chemin de l’école, à proximité du bureau, sur cette avenue passante où l’on se plaît à prendre sa pause café? Désormais, à Achrafié, nous sommes condamnés à vivre la peur au ventre.

Joumana Nahas


127 victimes «collatérales»
Le bilan du 19 octobre est terriblement lourd. Bien entendu, la cible de l’attentat a été déchiquetée, de même que son compagnon d’armes. Mais il n’y a pas qu’eux.
Il y a aussi Georgette Sarkissian, 45 ans, mère de Thérèse et de Hovig, qui a succombé à ses blessures avant même d’arriver à l’hôpital. Sa fille, le visage criblé de débris de verre, a raconté le drame, des sanglots dans la voix. C’était une journée banale, comme les autres. Thérèse Sarkissian était dans le quartier. Elle attendait, avec sa mère, employée à la banque qui jouxte le lieu de l’attentat, que se termine le temps de travail. Elles devaient aller ensemble au centre commercial situé 100 mètres plus loin. Il s’en est fallu de peu. Le sort funeste a décidé de frapper la famille Sarkissian. Quelques minutes plus tôt, à 15h00 c’est la fin pour Georgette, qui n’aura pas le temps de comprendre ce qui lui arrive. L’injustice a voulu que ce soit elle, la troisième victime identifiée de l’attentat. La paisible mère de famille avait rendez-vous avec la mort, parce que quelqu’un a décidé de poursuivre son plan machiavélique, tuer Wissam el-Hassan, coûte que coûte.
Le sort de la petite Jennifer Chedid, 10 ans, est resté incertain pendant plus de trois jours. La petite, atteinte de blessures graves, a lutté contre la mort, et «s’en est sortie» le lundi seulement. Sortie de la mort, oui. Mais avec 640 points de suture sur son corps de gamine! Un traumatisme à vie, pour elle, et pour sa sœur aînée, Josiane, elle aussi blessée, qui a sauvé sa cadette des décombres.
La liste est longue. Les histoires de ce 19 octobre se suivent et se ressemblent. C’est le ciel qui est tombé sur la tête des 126 blessés de l’attentat, qui n’ont eu que le seul tort que de se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment…

Comment parler aux enfants
Dès les minutes qui ont suivi l’attentat, tous les Libanais ont branché leurs téléviseurs et sont restés, jusqu’au bout de la nuit, hypnotisés par le petit écran, avides d’images et de nouvelles. Seulement, beaucoup n’ont pas fait attention à la présence de leurs enfants, parfois en bas âge, à leurs côtés, qui subissaient le choc sans rien y comprendre.
La psychanalyste Ingrid Sawaya Geday, interrogée par Magazine, résume en trois points le comportement à adopter en pareille circonstance.
Tout d’abord, il faut absolument, autant que possible, éviter aux enfants la vue des images du drame. En revanche, répondre à leurs questions est essentiel. La spécialiste explique que, quand un enfant pose la question, c’est qu’il est prêt à entendre la réponse. Il ne faut pas louvoyer et il est important d’utiliser les mots techniques corrects: acte terroriste, victimes, cible, etc.
Ensuite, il est aussi important d’expliquer clairement aux enfants la notion d’injustice, histoire de les délivrer d’un sentiment de culpabilité conscient ou inconscient face au drame qui s’est joué devant leurs yeux. Il faudrait aussi expliquer à l’enfant que le Liban n’a pas le monopole des actes terroristes, et que de tels incidents arrivent ailleurs dans le monde. Il est essentiel qu’ils ne s’imaginent pas que leur pays en particulier est maudit, même et peut-être surtout quand leurs parents le pensent.
Enfin, Mme Sawaya Geday conseille aux adultes de parler de leur propre vécu à leurs enfants, dans le but de leur démontrer que l’on peut dépasser la frustration et le sentiment d’impuissance. Il est important pour les enfants de voir que, malgré une enfance vécue dans la guerre, la vie a pu continuer pour leurs parents. Ne sont-ils pas la preuve vivante que la vie reste toujours la plus forte?

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