Les négociations tournent en rond mais le temps presse. Le Courant du futur, opposé à la proportionnelle, s’est vu
accorder un droit de veto qui enterre de facto toutes les alternatives proposées jusqu’à présent. Or, les chrétiens refusent la loi aujourd’hui en vigueur et les délais
constitutionnels se rapprochent dangereusement, ouvrant la voie à un ajournement du scrutin qui poserait de nouvelles questions.
Mardi, Marwan Charbel a été on ne peut plus clair. «Si aucune nouvelle loi électorale n’est adoptée avant fin février, le report des élections pour des raisons techniques deviendra une obligation». Un report qui pourrait être, selon lui, «de trois à cinq mois». Il reste donc une trentaine de jours mais l’horizon semble totalement bloqué. Cela fait plusieurs mois que le ministre de l’Intérieur, en charge de l’organisation des élections, tire la sonnette d’alarme. Mais le discours a visiblement changé. Le 4 décembre dernier, il expliquait que son ministère maintiendrait la loi en vigueur en l’absence d’accord. Dans les couloirs de Baabda, où l’on rappelle que le président Michel Sleiman a clairement exprimé son refus de signer un décret prorogeant le Parlement actuel, d’aucuns expliquent que la majorité et l’opposition poussent les autorités à obtenir un sursis diplomatique. Les signaux les plus clairs sur la tenue des élections à la date prévue viennent des chancelleries étrangères et internationales. Ces derniers jours, le coordinateur des Nations unies au Liban Derek Plumbly, les autorités saoudiennes auprès du Premier ministre, Najib Mikati, et l’ambassadeur de France, Patrice Paoli, se sont exprimés en ce sens. Mais les palabres du moment ne laissent présager d’aucune évolution notable.
Les positions figées
Le déjeuner qui a réuni, vendredi dernier à Aïn el-Tiné, Nabih Berry et Fouad Siniora aura permis de clarifier la complexité de la situation. C’est décidé, le président du Parlement ne soumettra pas la proposition de la Rencontre orthodoxe en séance plénière. D’abord, parce que sans l’aval de Hariri et de Joumblatt, une majorité même composée des chrétiens et du Hezbollah ne peut faire l’affaire. Le consensus communautaire l’a emporté. Ensuite, parce que l’idée d’une loi électorale hybride, respectant les désidératas de l’ensemble des partis, semblait prometteuse. Mais au sein de la sous-Commission, ce maigre espoir aura vite été douché.
En début de semaine, la proposition orthodoxe a donc été définitivement enterrée. Ahmad Fatfat a expliqué que «la loi électorale ne pouvait pas être adoptée à une majorité de 65 voix». Le député du Courant du futur a ensuite réitéré son opposition tranchée à la proportionnelle et, donc, à l’idée du projet du gouvernement qui prévoit 13 grandes circonscriptions sur cette base, exprimant l’attachement de son parti au «développement du mode de scrutin majoritaire». En clair, le Moustaqbal sunnite et le PSP druze en deuxième rideau, campent sur leurs positions. Chaque camp refuse que son adversaire impose une loi qui lui conviendrait. La polémique a repris ses canons classiques. Le député du Hezbollah, Ali Fayad (voir encadré), s’en est pris à «ceux qui attaquent la proportionnelle sans interruption par crainte de voir leur véritable envergure politique dévoilée au grand public». De l’autre côté, le Courant du futur brandit le spectre de la loi des armes du Parti de Dieu.
A qui la responsabilité du report?
Côté chrétien, on est comme désabusé. Sami Gemayel, pour les Kataëb, estime que tout projet de loi qui garantirait une avancée de l’un des camps rivaux du 8 ou du 14 mars serait difficile à adopter. Le député du Courant patriotique libre, Alain Aoun, se montre extrêmement pessimiste. «Il est inconcevable que les discussions traînent plus longtemps. Des différends importants persistent». Comme pour ajouter de l’ironie au débat, Nabih Berry s’est dit favorable à la mise en place d’un Sénat et à l’élection des sénateurs conformément au projet de loi de la Rencontre orthodoxe.
Parmi les projets mis sur la table, la circonscription uninominale, le «one man, one vote» et le projet des chrétiens du 14 mars. Pour l’originalité, on retiendra la proposition de loi présentée par le député Michel Pharaon (voir encadré). Bref, les discussions se poursuivent et bien qu’elles tournent à vide, elles ont le mérite de laisser la possibilité d’une solution dans le temps.
Car il demeure inconcevable que la loi actuellement en vigueur serve de cadre aux prochaines élections. Mardi, même le Courant du futur a indiqué refuser «la loi de 1960 car cette proposition augmente les tensions interconfessionnelles et viole la Constitution». Après les mises en garde de Bkerké à cet effet, et dans son sillage les partis politiques chrétiens, une prorogation de la loi semble définitivement exclue.
Le cadre du CPL, Ramzy Kanj, a clairement affirmé cette semaine: «Si la loi de 1960 devait entrer en vigueur, il faudra que soit décidé un report des élections». C’est dans cette perspective que devrait évoluer le débat. Depuis quelques mois, le leader du CPL, Michel Aoun, ne cesse d’accuser le Courant du futur d’éterniser les discussions pour contraindre la classe politique à préserver la loi de 1960 qui lui convient. En réponse, la Rencontre de Hazmié, qui réunit sous l’égide de Boutros Harb les députés indépendants du 14 mars, a mis en garde l’opinion publique contre «les tentatives visant à reporter ou annuler les élections».
Alors que la messe n’est pas dite, les deux camps ont repris leurs accusations mutuelles contre le report de ces élections. Le Hezbollah et ses alliés imputent à l’opposition la volonté de préserver ses bénéfices électoraux, et le 14 mars accuse le Hezbollah de vouloir faire basculer en sa faveur les équilibres politiques. Dans cette optique, deux options et une seule solution possible. Soit l’un des deux camps obtient gain de cause et les élections sont reportées, soit elles sont reportées pour permettre l’émergence d’un consensus concocté par Nabih Berry.
Les échappatoires du statu quo
Mercredi, le député du PSP Akram Chéhayeb a, à sa manière, étayé cette éventualité: «Lorsque les négociations sur la base de la proposition orthodoxe seront terminées, les négociations pourront véritablement commencer». En d’autres termes, le vrai débat, celui qui au final aboutira, n’a pas encore débuté. La greffe qu’ont tenté d’imposer les chrétiens n’a pas abouti. S’ouvre donc une nouvelle phase de discussions plus politiques. Antagonisme entre le Futur et le Hezbollah, les chrétiens de l’opposition qui martèlent désormais la primauté de leur alliance avec le parti de Hariri, en se contentant désormais de réclamer une loi électorale juste et représentative, on en revient à un schéma classique.
Walid Joumblat aura donc à nouveau son mot à dire. Pour préserver une certaine neutralité, et plus précisément pour ne pas froisser ses partenaires du Hezbollah, le leader druze n’a pas intérêt à manier l’épée de Damoclès. En substance, sans doute ne veut-il pas entrer dans le jeu supposé du Courant du futur qui veut contraindre le Parti de Dieu et ses alliés à imposer son calendrier. Certes, il s’oppose fondamentalement à la proportionnelle que proposent ces derniers mais il tient à ce que les négociations se poursuivent, quitte à modifier le calendrier.
Nabih Berry partage certainement une partie de cette position. Il a clairement fait comprendre que la nouvelle loi électorale ne passera pas sans l’accord de l’ensemble des composantes du tissu politique du pays. Plus que le Hezbollah, qui s’est fermement lié sur cette question avec le CPL, Nabih Berry s’est donné pour mission de satisfaire tout son monde.
Les solutions hybrides du type de la proposition de la commission Boutros, qui pourraient satisfaire les chrétiens, le Parti socialiste progressiste et le Courant du futur, ne sont donc pas encore enterrées. De ce fait, si la date limite de la fin février, fixée par les services du ministère de l’Intérieur pour un scrutin organisé le 9 juin prochain devait couper court aux discussions, les impératifs politiques internes pourraient contraindre les responsables à repousser la date des législatives.
Qu’il soit d’ordre «technique», comme le qualifie Marwan Charbel, ou politique; si rien ne bouge, le report deviendra une nécessité.
Julien Abi Ramia
Le Hezbollah, défenseur des chrétiens?
Le représentant du Hezbollah au sein de la sous-Commission, Ali Fayad, a vivement
critiqué le projet présenté par les chrétiens du 14 mars. «Qu’ils nous expliquent comment ils vont améliorer la représentation des
électeurs chrétiens avec le projet des 50 circonscriptions au système majoritaire… Cela leur permet-il de respecter la parité à laquelle ils sont attachés, qui devrait
permettre aux chrétiens d’élire 64 députés? Evidemment pas. Ce projet ne permettra aux chrétiens d’élire que 14 députés avec des voix chrétiennes pures. Les autres circonscriptions resteront otages des blocs islamiques en raison du dualisme qui existe en milieu chrétien».
Ni Elie Ferzli ni Rustom Ghazalé
Waël Kheir est le père du projet orthodoxe
La proposition de loi, présentée par la Rencontre orthodoxe, n’a pas été enfantée par l’ancien député Elie Ferzli, encore moins par les cadres du 8 mars ou par Rustom Ghazalé. En réalité, elle a été remise au goût du jour par un professeur d’université, militant des droits de l’homme, Waël Kheir.
Waël Kheir n’a rien d’un politicien rompu à la castagne. Il n’a aucun fief à défendre, aucune campagne à mener, aucun électeur à séduire. Cet homme trapu et jovial, à la moustache bien fournie, a un parcours reconnu par l’ensemble du tissu associatif du pays. Oui, ce professeur à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) est un militant, mais un militant des droits de l’homme. Une façon de brandir le flambeau de son oncle Charles Malek, un des rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il dirige la très active Fondation des droits de l’homme et du droit humanitaire (FDHDH). Le champ d’action de la fondation se veut très large. Elle est active sur le front des détenus libanais en Syrie, sur celui de la liberté des journalistes et sur celui de l’état déplorable des prisons libanaises, autant de sujets qui défient les droits de l’homme. C’est cet homme qui a pensé et rédigé la proposition de loi promue par la Rencontre orthodoxe.
Lorsqu’on évoque le débat autour de sa proposition, il sourit. D’abord pour souligner de manière sarcastique les épithètes qui lui ont été adossées par ses détracteurs. Qualifier son projet de «loi Rustom Ghazalé», lui qui a goûté aux geôles de la tutelle syrienne, est un peu fort de café. Ensuite pour regretter qu’elle ait été détournée de son objet. Waël Kheir rappelle qu’il a présenté ce projet, il y a plus de sept ans, lorsqu’il œuvrait au sein du Rassemblement libanais orthodoxe (RLO). Il a même été remis par l’avocat Lutfallah Khlat sur la table de la commission de Fouad Boutros en 2007. C’est à la faveur de la recomposition et de l’élargissement du RLO, devenu Rencontre orthodoxe, que le projet a été remis au goût du jour. Pour Waël Kheir, «ceux qui tentent d’enterrer le projet ne veulent pas d’une présence chrétienne juste. Ils veulent qu’ils restent contrôlables». Il n’en dira pas plus, afin de ne pas entrer dans la polémique politicienne, mais il n’en pense pas moins. «Ce projet assure trois notions essentielles: la stabilité politique, la juste représentativité et le devoir de responsabilité».
En fait, l’idée que chaque communauté puisse élire ses représentants est une vieille antienne, notamment reprise en 1992 par l’ex-député Edmond Naïm qui l’a, en son temps, présentée au patriarche Nasrallah Sfeir. Mais Waël Kheir, qui a entendu les accusations de fédéralisme, voire de tribalisme, puise l’essence de son projet encore plus loin. Il rappelle qu’«après les déplacements de population pendant la guerre civile et l’occupation syrienne, les chrétiens ont été les principales victimes de la nouvelle configuration démographique et politique du pays».
S’agissant du communautarisme, Waël Kheir renvoie à deux questions. «Le projet laïque proposé par le parti Baas en Syrie et en Irak a-t-il mis fin, dans ces pays, au système communautaire? Si le peuple répond de manière positive à ce système, faut-il s’en débarrasser?». Simplifiée ainsi, la thèse première de l’activiste est légitime. Tant que le système communautaire est accepté, autant lui donner toute sa place. Une thèse unanimement partagée par les membres de la Rencontre orthodoxe. Aux critiques du système communautaire, tel qu’il est régi aujourd’hui, ne laissant aux chrétiens qu’un quota numérique de façade dans l’administration notamment, ils ajoutent leur refus catégorique de la loi de 1960 qui n’assure pas une juste représentativité politique de la communauté.
Waël Kheir déplore de voir sa proposition, étayée par une lecture assez fine de l’Histoire et de la société libanaise, sacrifiée sur l’autel des épiceries électorales. Il aura, au moins, réussi à ouvrir un débat plus profond qui, d’une manière ou d’une autre, reviendra sur le tapis.
Julien Abi Ramia
En phase avec l’Histoire
Waël Kheir explique que son projet reprend le modèle de la Moutassarafiah et les canons de la gouvernance politique du mandataire
français, dont on a gardé les principes
communautaires, depuis l’indépendance du pays, principes dénaturés par les accords de Taëf. «Au début du XXe siècle, il était préconisé que les membres d’une communauté
puissent élire, sans interférence, leurs
représentants, toujours dans le souci de
préserver la péréquation communautaire et ainsi, la paix civile, le tout dans le cadre d’un cadre laïque partagé».