Magazine Le Mensuel

Nº 3037 du vendredi 22 janvier 2016

à la Une

Geagea-Aoun. Les alliés au pied du mur

Le soutien de Samir Geagea à la candidature de Michel Aoun est un véritable coup de théâtre qui mélange les cartes. Cette démarche bouleverse le paysage politique et défait les alliances au sein du 14 et du 8 mars. Mais elle suscite de nombreuses questions. Le Liban aurait-il un président le 8 février prochain?

Les Libanais sont témoins-victimes, ces dernières semaines, d’événements incongrus et bizarres. Ce qui était improbable, il y a peu, est devenu aujourd’hui une réalité. L’image du leader du Courant patriotique libre et du chef des Forces libanaises sablant le champagne et coupant le gâteau pour sceller leur accord présidentiel est encore plus surréelle que l’annonce par Saad Hariri de son soutien à la candidature de Sleiman Frangié. Les dirigeants libanais ont prouvé que les alliances sont loin d’être éternelles, pas plus que l’adversité et l’inimitié. D’aucuns les accusent de confondre pragmatisme et opportunisme, de mélanger intérêts personnels et grands principes. Mais eux justifient leurs incroyables revirements au nom de l’intérêt supérieur de la nation et de la gravité du moment.

 

Règlement de compte
C’est un choc. Tout le monde l’a dit, tous l’ont écrit. Le silence embarrassé et la colère étouffée des alliés respectifs de Michel Aoun et de Samir Geagea illustrent l’importance du bouleversement survenu dans le paysage politique. L’accord présidentiel entre les deux chefs chrétiens suscite une foule de questions. Pourquoi M. Geagea a-t-il pris la décision de soutenir celui qu’il qualifiait, il y a tout juste quelques mois, de suppôt du «projet expansionniste perse»? Quelles seront les répercussions de cette démarche sur le paysage politique? Quelle est la position réelle des alliés respectifs de l’un et de l’autre? Dans quelle direction pourrait évoluer la situation?
M. Geagea a justifié son revirement – puisque c’en est un – par la nécessité de procéder à «une opération de sauvetage exceptionnelle», d’autant que le Liban est «à deux doigts du gouffre». Il dit vrai. Mais ce n’est pas la seule explication, car si Saad Hariri n’avait pas appuyé la candidature de Sleiman Frangié, rien n’aurait probablement changé au niveau du dossier présidentiel. Contrairement à ce qu’affirme M. Geagea, son principal objectif, devenu un souci obsessionnel, est de barrer la route de Baabda au député de Zghorta. Ce dernier est jeune et a une longue carrière devant lui. Il pourrait lui faire de l’ombre de longues années durant.
Le soutien des FL à Aoun s’inscrit aussi dans le cadre d’un règlement de compte entre alliés. M. Geagea reproche à M. Hariri d’avoir géré toute «l’affaire Frangié» dans son dos, non seulement sans l’avoir consulté, mais sans même l’avoir informé de ses intentions. Le chef des FL a, en vain, sollicité un rendez-vous pour plaider sa cause auprès des plus hauts dirigeants saoudiens. Ceux-ci l’ont renvoyé vers le chef du Courant du futur. Ce dernier a tenté d’exercer des pressions sur M. Geagea en faisant inviter à Riyad des personnalités chrétiennes libanaises, comme l’ancien président Michel Sleiman. Pour Samir Geagea, qui exige d’être traité en allié ayant son poids politique et populaire, c’était une humiliation inacceptable.

Sans doute que l’évolution du paysage régional a également encouragé le chef des FL à franchir le pas. L’Arabie saoudite est confrontée à des difficultés financières grandissantes, son leadership est contesté, voire menacé par l’Iran, puissance politique et économique montante. M. Geagea a-t-il caressé l’idée d’une diversification de ses options régionales? Quoi qu’il en soit, en fin limier de la politique, le chef des FL n’aurait pas pris une telle décision s’il avait perçu un rejet unanime de la part de ses alliés et de ses protecteurs internationaux. Des sources informées assurent que M. Geagea n’a pas senti une grande opposition américaine à sa démarche, laquelle a d’ailleurs été couverte, mardi, par le ministre qatari des Affaires étrangères, qui l’a qualifiée de «sage» et «servant les intérêts du Liban».  
D’autre part, l’appui à Michel Aoun scelle la réconciliation entre les deux grandes formations chrétiennes et ferme définitivement la plaie ouverte il y a 27 ans. Si le général est élu à la présidence, ce sera aussi grâce à M. Geagea, qui en tirera, par conséquent, de substantiels dividendes politiques et populaires dans la rue chrétienne. S’il n’est pas élu, il n’a pas grand-chose à perdre.
Dans ce même ordre d’idées, l’appui à Aoun est un pari sur l’avenir, pour revendiquer, le moment venu, une partie de l’important héritage politique que laissera l’un des plus grands leaders chrétiens de l’histoire contemporaine du Liban.

 

Un long chemin
Après la décision «historique» de M. Geagea, le général Aoun est désormais le candidat chrétien qui jouit du plus fort soutien au sein de sa communauté et l’un des favoris à la course à Baabda. Mais cela n’en fait pas pour autant le prochain président du Liban dans un très proche avenir. Car sur le plan strictement arithmétique, il ne réunit pas encore la majorité des voix nécessaire au Parlement pour être élu.
En effet, aucun des grands blocs parlementaires ne s’est encore officiellement prononcé après le développement spectaculaire du lundi 18 janvier. Le Hezbollah, qui ne ratait pas la moindre occasion pour rappeler que son seul et unique candidat était Michel Aoun, s’est muré dans un silence de tombe. Certes, les analystes ont souligné la mobilisation des médias du Hezbollah, qui, fait inhabituel, ont couvert en direct à partir de Maarab la conférence de presse de Samir Geagea. Il n’en reste pas moins que le parti n’avait fait aucun commentaire officiel quatre jours après l’événement. S’agit-il d’un silence embarrassé ou, au contraire, faut-il y voir un signe de satisfaction? Les interprétations sont contradictoires.
Autre allié embarrassé, Nabih Berry, dont le bloc de 13 membres pourrait jouer le rôle de balancier à la Chambre dans le cas d’une bataille entre Aoun et Frangié. Des sources informées révèlent que la rencontre, mardi, entre le chef du CPL, Gebran Bassil, et le président du Parlement se serait mal passée. M. Berry a évité de se prononcer sur l’annonce de Maarab, affirmant devant ses visiteurs qu’en sa qualité de chef du Législatif, il doit être le dernier à exprimer son opinion. Mais il aurait estimé que l’appui de Samir Geagea à Aoun n’est pas suffisant pour élire le leader du CPL à la première magistrature.
Certaines mauvaises langues disent que M. Berry attend le résultat des élections législatives en Iran, en février, car une éventuelle victoire des réformateurs lui redonnerait une plus grande marge de manœuvre vis-à-vis du Hezbollah.
Restons du côté des alliés supposés du général Michel Aoun.

 

La colère contenue du Futur
Sleiman Frangié, le principal intéressé, a très mal réagi. Quelques heures seulement après l’annonce de Maarab, il a réaffirmé du perron de Bkerké qu’il était toujours candidat, laissant toutefois entrouverte une porte de sortie: «S’ils me veulent, ils connaissent mon adresse». Des sources informées assurent que le député de Zghorta croit toujours en ses chances d’être élu, surtout que sa candidature est soutenue par d’importants blocs parlementaires libanais et pays étrangers concernés par la situation au Liban. Des milieux proches des Marada, cités par la presse, ont qualifié la rencontre de Maarab de «massacre d’Ehden politique», car son unique objectif était de saboter la candidature de Sleiman Frangié sans pour autant paver la voie de Baabda à Aoun.
Le Courant du futur est très mécontent de l’initiative de Samir Geagea, mais il a préféré contenir sa colère. Fouad Siniora avait donné le ton en déclarant du perron du patriarcat maronite, quelques heures avant la rencontre de Maarab, que «la présidence concerne tous les Libanais pas seulement les chrétiens». Saad Hariri a convoqué à Riyad les principaux ténors de son parti pour des concertations urgentes. Mardi, le bloc parlementaire du Futur a accouché d’une souris en évitant de se prononcer sur le soutien de Geagea à Aoun.
Walid Joumblatt, non plus, n’a pas donné d’avis clair, même si sa méfiance viscérale des chrétiens s’est une nouvelle fois manifestée. Selon ses visiteurs, le leader druze aurait déclaré que «l’unité des maronites est plus dangereuse pour le Liban que la vacance présidentielle». Il a annoncé que son parti et son bloc parlementaire tiendraient une réunion pour examiner les derniers développements relatifs à la présidence.
L’attentisme est la règle. Mais qu’espèrent-ils donc? Un feu vert régional, un signal international?
En attendant que l’image se décante, il est possible de souligner les constantes suivantes:
Au stade actuel, sur le plan arithmétique, Michel Aoun n’a pas encore la majorité nécessaire pour être élu.
Michel Aoun n’acceptera d’aller au Parlement que s’il est le candidat unique. Il refuse catégoriquement un duel avec Frangié, qu’il considère comme son «fils».  
Aucune séance électorale ne pourra avoir lieu sans la composante sunnite.
Le Courant du futur est prêt à boycotter toute séance présidentielle tant qu’un accord n’est pas trouvé.
La présidence se joue désormais entre Michel Aoun et Sleiman Frangié.
Il est peu probable que tous ces obstacles soient réglés avant la séance électorale prévue le 8 février au Parlement.

Paul Khalifeh
 

Adieu le 8 et le 14 mars
On peut, d’ores et déjà, constater que l’annonce de Maarab a mélangé les cartes et chamboulé les alliances. Les protagonistes se retrouvent sur certains dossiers et se séparent sur d’autres. Concernant la présidentielle, on retrouve ainsi dans une même tranchée Michel Aoun, Samir Geagea et le Hezbollah, et dans la tranchée opposée Sleiman Frangié et le Courant du futur. Nabih Berry se tient au milieu. Au sujet du conflit syrien, Frangié, Aoun et le Hezbollah partagent la même vision, alors que Samir Geagea, Saad Hariri et Walid Joumblatt sont dans le même camp. Et ainsi de suite pour toutes les autres questions. La polarisation 14 et 8 mars n’existe donc plus, du moins telle qu’on l’a connue ces dix dernières années.

Les dix points de l’annonce de Maarab
Le soutien de Samir Geagea à la candidature de Michel Aoun se base sur un document politique en dix points, qui sont les suivants:
Se conformer à l’accord de Taëf et respecter les dispositions de la Constitution, sans sélectivité, loin des considérations politiques et de toute interprétation de ses clauses.
Se référer aux principes en rapport avec la souveraineté pour approcher les questions liées aux dossiers régionaux ou internationaux.
Renforcer les institutions de l’Etat et la culture du recours aux lois et non pas aux armes et à la violence, quelles que soient les appréhensions et les tensions.
Soutenir l’armée au double plan moral et matériel et lui permettre ainsi qu’à l’ensemble des services de sécurité de traiter les questions de sécurité qui se posent au Liban dans la perspective d’une extension de l’autorité de l’Etat, seule et elle seule, sur l’ensemble du territoire.
Suivre une politique étrangère indépendante de manière à garantir l’intérêt du Liban et à respecter les résolutions internationales, en tissant des relations de coopération et d’amitié avec l’ensemble des Etats, notamment arabes (…)
Considérer Israël comme un Etat ennemi et rester attachés au droit des Palestiniens à retourner chez eux, en rejetant leur implantation.
Contrôler toute la frontière libano-syrienne et empêcher que le Liban ne devienne une plateforme pour le passage des armes et des éléments armés dans les deux sens.
Respecter l’ensemble des résolutions internationales et se conformer aux Chartes des Nations unies et de la Ligue arabe.
Œuvrer pour mettre en application les résolutions adoptées lors de la conférence nationale de dialogue.
Promulguer une nouvelle loi électorale tenant compte d’une parité et d’une représentativité authentiques, de manière à préserver la coexistence et à paver la voie à un rééquilibrage au sein des institutions de l’Etat.

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