Il était une fois une légende qui nous transporte à la périphérie de la capitale, juste au bord de son fleuve. L’histoire d’un dragon terrorisant jadis la belle Beyrouth et sa population jusqu’à l’apparition de son sauveur, saint Georges, qui terrassa la bête.
A quelques mètres de la gare ferroviaire, juste avant le fleuve de Beyrouth, sur l’avenue Charles Hélou, une mosquée se cache derrière un portique énigmatique où s’arrêtent camions et voitures, pour changer leurs pneus chez le spécialiste du coin. Plus loin un petit parking où des hommes prient sous une verrière. Avec un peu de recul, on aperçoit un minaret blanc et vert. Le cheikh Hisham el-Bukhari propose de faire découvrir à Magazine les lieux: la mosquée al-Khodr, où il prêche depuis un mois, tout en s’excusant par avance de ne pas en connaître l’histoire. Ce lieu de culte a été visiblement construit en plusieurs étapes, la dernière étant la verrière. En avançant, on remarque une première salle au plafond de poutres blanches. Le mur du fond montre une construction beaucoup plus ancienne en pierres apparentes, menant à la dernière salle, vraisemblablement l’ancienne mosquée.
Là où apparaît le dragon
Ce que ne sait pas encore le cheikh Hisham el-Bukhari, c’est que sa mosquée a une histoire bimillénaire dont la toute première fondation a existé bien avant ce que les historiens ne pourraient l’affirmer sans émettre de doute. Son histoire… des dizaines de voyageurs et de chercheurs ont essayé de l’appréhender au fil des siècles. Elle nous ramène aux premières heures de l’ère chrétienne, au temps où «dans les lagunes du fleuve vint un dragon. Il mettait en fuite ou dévorait les gens armés chargés de le tuer. Pour apaiser sa fureur et l’empêcher de dévaster la ville, on dut lui offrir chaque année une victime humaine tirée au sort, raconte Salih Ibn Yahia, auteur arabe du XVe siècle, dans son ouvrage L’histoire de Beyrouth. Voici qu’un jour, ce fut la fille du roi qui fut désignée. On fit sortir la jeune fille la nuit et elle pria Dieu pour sa délivrance. Saint Georges se montra à elle et quand parut le dragon, le saint l’écrasa. Le roi de Beyrouth fit élever une église sur le lieu du combat de saint Georges près du fleuve».
Cette légende populaire qui, jadis, fit couler beaucoup d’encre et inspira une multitude d’écrits, semble aujourd’hui oubliée par une majorité de Beyrouthins. Un passage à la Bibliothèque orientale s’impose pour y découvrir, dans de vieux grimoires, la trace des réflexions passées. En quelques instants, la légende reprend forme sous une pile d’ouvrages et notamment à travers les pages du Bulletin de la Société française de Fouilles archéologiques, publié en 1927. Du Mesnil du Buisson y réalise une étude poussée sur le mythe de saint Georges, reprenant un florilège de sources datant du XIe au XXe siècle. C’est ainsi qu’il explique que «Stéphane Douaihi, patriarche maronite (XVIIe siècle), précise que le fait s’est passé en 523, c’est-à-dire deux siècles après la mort du saint. Notons cependant que la date est curieusement choisie, elle nous reporte à une période de violents tremblements de terre: ceux de 494, de 501, et surtout celui de 551 qui détruisit tous les monuments. Le dragon serait-il le fléau lui-même? La fille du roi, la ville, s’interrogent avant d’ajouter, par quelle confusion et à quelle époque la légende du dragon a-t-elle été localisée près de notre ville et sous quelle influence? Impossible dans l’état actuel de donner à ces questions des réponses certaines».
La légende veut que le combat du dragon se soit déroulé sur le lieu même où s’élève aujourd’hui la mosquée al-Khodr. Celle-là même que le chercheur Du Mesnil du Buisson découvre il y a un peu moins d’un siècle. «L’enclos de la mosquée forme une délicieuse oasis. Devant elle, une fontaine ombragée par des bananiers et des orangers alimente un bassin octogonal où les femmes du voisinage viennent puiser l’eau le soir, décrit-il. Dans un angle du jardin, un puits est protégé par une coupole. La mosquée, qui occupe le milieu de l’enclos, offre toutes les caractéristiques d’une petite église chrétienne désaffectée. C’est un monument rectangulaire. Les murs recouverts d’un enduit et blanchis à la chaux sont percés d’étroites fenêtres et d’une petite porte en arc bombé. Sur l’angle sud ouest est posé un petit minaret carré. L’intérieur, faiblement éclairé par de petites ouvertures sans caractère, se compose d’une nef en berceau et d’une abside en cul-de-four. Dans le mur du sud, un mihrab surmonté d’une courte inscription arabe, marque la nouvelle destination de l’édifice». Aujourd’hui, plus de trace du puits et de la fontaine, éléments indissociables de la légende de saint Georges. Plus de trace non plus d’une «sorte de cave ou de crypte», décrite pourtant par le comte de Laborde en 1827, sans parler de «la fosse où se tenait le dragon», décrite clairement par Ludolph von Suchem en 1350. Plus de trace non plus d’un petit pilier blanc que sainte Hélène aurait fait mettre devant l’autel, sur lequel elle apposa ses propres mains, lui conférant ainsi un don de guérison contre les fièvres. D’ailleurs, d’après le géographe Thom Sicking, cette colonne de marbre aurait servi à dater l’ancienne église en l’an 327 (contredisant les estimations du patriarche Douaihi). Il avance d’autre part dans son article sur l’organisation territoriale des lieux de culte des diverses communautés à Beyrouth, publié en 2002, qu’«au VIIIe siècle, le lieu servait de havre de repos à l’imam Ouzaï, grande figure de l’islam sunnite. Au XIIe siècle, il fut rétabli comme église par les Croisés».
Un lieu riche en histoires
Le lieu de culte recèle plein d’histoires. Le patriarche maronite Stéphane Douaihi, à la fin du XVIIe siècle, en mentionne quelques-unes dans son Histoire de la Nation maronite. «En 1570, les Beyrouthins (musulmans) s’emparèrent de l’église des maronites et en firent un marché. Il ne resta plus à cette nation que l’église Saint-Georges hors de la ville, alors le cheikh Abou Mansour Joseph, fils de Hobeiche, s’entendit avec les Dahhan (riche famille grecque) pour rendre leurs églises communes aux maronites et aux Grecs: l’église Saint-Georges hors de la ville, et l’église de la Vierge des Grecs dans l’intérieur de la ville». Selon les écrits du patriarche, (corrélés par des écrits de Maundrell en mars 1696), l’église aurait été prise de nouveau par les musulmans en 1661 par Ali Pacha ed-Dafterdar.
Après s’être entretenu avec Monseigneur Moubarak, alors évêque maronite de Beyrouth, Mesnil Du Buisson, raconte qu’une légende veut que «les ouvriers chargés d’abattre la croix du clocher et d’y établir le croissant ne purent achever leur travail: ils furent effrayés par des serpents et ne laissèrent qu’un simple pivot sur la petite coupole». Quelques années auparavant, en 1896, le père Michel Jullien écrivait dans ses Quelques souvenirs chrétiens à Beyrouth que «le vieux cheikh qui garde le sanctuaire n’a jamais voulu nous permettre de monter dans le clocher, assurant qu’il est habité par un gros serpent venimeux. Croyait-il encore à quelque descendant dégénéré du dragon?», ironise-t-il.
En 2013, plus personne ne semble avoir peur d’un quelconque énergumène reptilien, quoique le minaret de la mosquée al-Khodr semble toujours «trop difficile d’accès»…
Quant à l’origine de la légende de saint Georges, s’il fallait en trouver une, Mesnil Du Buisson a quelques idées sur le sujet. Reprenant la thèse d’Ernest Renan, qui exposait que l’oratoire musulman de St Georges avait sûrement succédé à un temple antique, il poursuit: «il y avait donc à Beyrouth un temple et, sans doute, un cénotaphe de Pontos, monuments qui, par une confusion de légendes, auraient pu devenir dans la tradition locale le lieu de la victoire de saint Georges». Cependant, si confusion il y a eu, il préfère avancer une autre hypothèse. «Il est probable que saint Georges terrassant le dragon ait succédé à un autre dieu autrement célèbre et populaire à Beyrouth: Eshmoun, qui a droit à toute la vénération des marins qui accostent au port de Béryte. Mais ce qui doit attirer l’attention, ce sont les représentations du dieu», le plus souvent accompagné d’un serpent. «Il n’est donc pas très téméraire, continue-t-il, de penser que la chapelle du Khodr ait succédé au sanctuaire de ce dieu. A Saïda, le temple d’Eshmoun est dans une position tout à fait analogue à celle du Khodr à Beyrouth, entre la ville et le fleuve. Quant au personnage même du Khodr de Beyrouth, il paraît avoir gardé un peu son rôle de protecteur de la navigation».
Il reste que la légende de saint Georges n’est malheureusement pas uniquement beyrouthine, d’autres villes revendiquent la localisation de son célèbre combat avec le dragon.
Delphine Darmency
Le rocher de St Georges
Dans l’actuelle rue Gouraud, au niveau de l’église Saint-Michel, aurait existé le rocher de St Georges où les croyants venaient honorer le saint qui y aurait vécu. Dans une rue ou chemin parallèle, peut-être la rue Khazinein, il y eut également une grotte taillée dans la roche, Notre-Dame des Mamelles ou des Sept Mamelles; selon la tradition, l’antre du dragon. Cette dernière existait toujours au début du XXe siècle à l’époque de la visite de Mesnil Du Buisson. «Les pèlerins maronites ou arméniens attachent à la grille des lambeaux d’étoffe qu’ils délient, paraît-il, lorsque leur vœu est exaucé, pratique bizarre: ils collent des cailloux aux parois et à la voûte avec de la salive ou du limon».