Mercredi 6 février, le charismatique opposant Chokri Belaïd est assassiné. Deux ans après le renversement de Ben Ali, la mort violente de cette figure de la gauche tunisienne ébranle le pays. Du côté de la classe politique, les partis au pouvoir s’entre-déchirent. Du côté de la rue, les violences urbaines gagnent du terrain. Une révolution dans une révolution et des rêves de stabilité qui s’éloignent.
«Démission, Démission», «le peuple veut la chute du régime», «Ghannouchi, assassin», «dégage, dégage». Presqu’un remake de 2011. La foule a été claire: Ennahda est responsable de l’assassinat de Chokri Belaïd, Ennahda est responsable de l’instabilité politique postrévolutionnaire. A l’occasion des funérailles de Belaïd dans les rues de Tunis, ils étaient des centaines de milliers pour exprimer avec colère leur opposition au gouvernement des islamistes d’Ennahda et de ses alliés laïques du CPR (Congrès pour la République). Dans un contexte où les tensions sociales et l’insécurité grandissent, l’assassinat de Chokri Belaïd a joué le rôle de catalyseur. L’Union générale tunisienne du travail et quelques autres partis ont appelé à une gigantesque grève. Très suivie, celle-ci a complètement paralysé la Tunisie. Particulièrement les transports: avions cloués au sol, bus et rames de tramways quasi vides et rues désertes. Les établissements scolaires aussi: les universités tunisiennes et les écoles françaises étaient fermées jusqu’à lundi.
Le ministère de l’Intérieur déplore la perte d’un policier, fait état d’un blessé grave, signale d’importants dégâts dans les locaux du parti Ennahda et recense 132 arrestations. Malgré des dispositifs sécuritaires importants, quelques heurts n’ont pas pu être évités. Agressions, jets de pierres et voitures brûlées étaient au rendez-vous. Et les manifestations ne se sont pas arrêtées là.
«France dégage»
Le lendemain, la jeunesse d’Ennahda organisait une contre-manifestation et avait appelé ses partisans à manifester contre l’«ingérence» de la France. «C’est fini, la Tunisie ne sera plus jamais une terre de colonisation», «Le peuple veut protéger la légitimité des urnes et de l’Assemblée nationale constituante», «France dégage», ont crié ces militants sur l’avenue Habib Bourguiba. Sur cet axe névralgique du centre de la capitale, l’ambassade de France fait l’objet de mesures de protection importantes depuis l’intervention militaire au Mali. Au-delà des menaces jihadistes prises très au sérieux par le président Moncef Marzouki, cette manifestation anti-française faisait suite aux propos de Manuel Valls qui dénonçait «un fascisme islamiste qui monte un peu partout». Depuis, le ministre français des Affaires étrangères a rectifié le tir estimant que «nous Français, n’avons pas à nous ingérer dans ce qui se passe en Tunisie, mais nous sommes attentifs et inquiets parce que ce sont nos amis, nos cousins». La France est le premier partenaire économique de la Tunisie et compte 25000 ressortissants sur place.
La référence à l’Assemblée nationale visait, elle, clairement le Premier ministre qui a réaffirmé vouloir bâtir son gouvernement sans faire appel à l’Assemblée si besoin est.
Les technocrates de Jebali
Suite à l’assassinat de Chokri Belaïd, le Premier ministre Hamadi Jebali s’est clairement démarqué de la ligne de conduite dessinée par son parti. Il a annoncé avec emphase que les meurtriers n’étaient «pas des amateurs», que «tout un appareil était derrière» et qu’il fallait s’attendre «à des résultats très graves». Le Premier ministre, qui est aussi secrétaire général d’Ennahda, a pris des mesures pour anticiper les violences. Mettant sa démission dans la balance, il a suggéré de mettre en place un «gouvernement de compétences nationales» composé de technocrates «n’appartenant à aucun parti et travaillant pour l’intérêt de la Nation» et qui n’auraient pas la possibilité de se présenter aux prochaines élections. Il a également promis de convoquer les électeurs le plus rapidement possible. Société civile et opposition, tous ont applaudi ses propositions sauf… son propre parti. La formation politique qui avait remporté près de 40% des suffrages en octobre 2011 préfère continuer les négociations avec ses alliés laïques du CPR et d’Ettakatol sur la formation d’un gouvernement de coalition lancées en juillet dernier. Quand on sait qu’elles sont au point mort depuis sept mois, il y a bien quelques raisons de s’inquiéter de leurs chances de réussite. Le vice-président du parti de «la renaissance», Abdelhamid Jelasi se contente de regretter que «le Premier ministre n’ait pas consulté son parti» et persiste à croire que «la Tunisie a besoin aujourd’hui d’un gouvernement politique». Le problème c’est que tous les partis refusent absolument d’être associés maintenant à ceux qui ont échoué à réaliser les objectifs de la révolution. Personne ne veut assumer la responsabilité du chômage, de la misère, de la recrudescence de la violence et de l’immobilisme politique.
Clivages internes
Chez Ennahda, les clivages commencent à se faire pesants. Le décalage entre la frange radicale du parti incarnée par Rached Ghannouchi, qui n’accepte aucun compromis et refuse de laisser quelques ministères régaliens à un indépendant, et la frange modérée représentée par le Premier ministre risque de faire tout perdre aux islamistes. C’est en tout cas ce qu’a senti le principal groupe jihadiste tunisien Ansar-Ach-Charia qui ajoute à l’attention d’Ennahda: «Faire plus de concessions, lâcher encore du lest en ce moment crucial ne peuvent vous conduire qu’au suicide politique».
Mais Hamadi Jebali, ancien prisonnier de Ben Ali qui taillait des pièces d’échecs dans des savonnettes, dont la position aurait dû être fragilisée par le contexte socioéconomique et par l’assassinat de Belaïd, pourrait bien réussir son pari grâce à sa fermeté. En effet, sa reconnaissance de l’échec de la «troïka» (coalition au pouvoir Ennahda/CPR/ Ettakatol), ce ton grave avec lequel il parle de la situation («Dans l’intérêt de la Tunisie, il y a urgence»), et sa capacité à se démarquer, à faire cavalier seul, lui confèrent une stature d’homme d’Etat. Le pays va trop mal pour qu’il puisse tergiverser. La question est de savoir si l’ancien directeur du journal d’Ennahda sera capable de conserver cette position de funambule entre sa fidélité au parti de la «renaissance» et son recentrage. Si oui, alors tous les espoirs sont permis pour l’islam politique tunisien.
Antoine Wénisch
Chokri Belaïd, l’anti-islamiste
Natif de Bou Salem, âgé de 48 ans et issu d’une famille très modeste, Chokri Belaïd était un avocat et homme politique tunisien. Etudiant, il s’engage pour l’extrême-gauche. Ses rivaux politiques islamistes envient sa verve oratoire. Il est élu membre du bureau exécutif de l’Union générale des étudiants et devient le porte-parole d’une petite formation de la gauche radicale. «Les patriotes démocrates» ne seront légalisés qu’en avril 2011 après la chute du régime de Ben Ali. Il est détenu pour activisme politique sous Bourguiba avant que l’arrivée de Ben Ali au pouvoir ne permette sa libération. Les Tunisiens le découvrent lors des procès politiques, où il défend grévistes et salafistes emprisonnés, mais ce n’est qu’après la chute de Ben Ali que Chokri Belaïd se construit une vraie dimension charismatique. Pendant la Révolution, lui et son ami Hamma Hamami, dirigeant du parti communiste ouvrier tunisien, sont de toutes les manifestations. Son franc-parler fait de lui un invité courtisé sur les plateaux télévisés. Il participe aux travaux qui mènent aux premières élections libres d’octobre. Entre-temps, son mouvement des patriotes s’unit avec d’autres mouvements de gauche et devient la troisième force politique du pays.
Ses dénonciations répétées et sans nuances du gouvernement des islamistes d’Ennahda lui valent des menaces de plus en plus violentes. En mai 2012, il défend la chaîne Nessma, accusée d’avoir diffusé Persépolis. La situation se dégrade, il est cité par des prêches hostiles d’imams. Mais il ne se décourage pas. Jusqu’à son assassinat.
Le tourisme victime collatérale
En Tunisie, le tourisme représente 7% du PIB. Pas quelque chose à prendre à la légère donc. Après une année 2011 catastrophique, les recettes sont reparties à la hausse. En 2012, 1,52 milliard d’euros soit plus 30% par rapport à 2011. C’est beaucoup mais à la fois peu quand on sait que ces chiffres sont encore inférieurs de 10% à ceux de l’année 2010.
Alors les Européens auraient-ils oublié Carthage, Zarzis et El-Jem? Auraient-ils oublié les 1300 kilomètres de plage, les stations balnéaires et les centres de thalassothérapie? Bien sûr que non, l’aspect sécuritaire a simplement une influence énorme. Et cette année 2013 est mal partie. Pour le premier mois de l’année, les ventes de séjour ont été moitié moins nombreuses qu’en 2012.