A mesure que les échéances constitutionnelles se rapprochent, la guerre de positions rend inévitable un report «technique» des élections et ouvre même la perspective de leur annulation pure et simple. Un scénario encore tabou auquel l’ensemble des parties politiques et institutionnelles se préparent pourtant.
Les consultations du moment diffèrent-elles tellement de celles qui les ont précédées? En façade, l’éventail des solutions consensuelles semble se réduire. Les projets de loi électorale qui allient scrutin majoritaire et proportionnel ont aujourd’hui la cote. Les propositions de ce type, présentées par Nabih Berry, les Forces libanaises, les Kataëb, le Courant du futur et le gouvernement Mikati, ont toutes un point commun: elles signifient leur refus de la loi orthodoxe défendue par Michel Aoun et le Hezbollah, qui a pourtant obtenu une majorité de voix en Commissions. Mais en parallèle, elles montrent la multiplicité des intentions. Le président de la Chambre veut s’assurer le soutien des sunnites et des druzes, les partis chrétiens de l’opposition disent vouloir se rapprocher de Hariri, le parti sunnite tente de contrer le Hezbollah et le CPL et le pôle centriste du gouvernement, dirigé par le Premier ministre et le président Sleiman, explique vouloir protéger l’esprit de la Constitution. Plusieurs mois après l’ouverture des débats, toutes les possibilités restent envisageables, comme celle du report sine die.
Le spectre de l’instabilité
D’abord, une réalité. Habituellement, à trois mois du scrutin, les listes sont déjà formées et les candidats battent le pavé dans leurs circonscriptions respectives. Visiblement, on n’en est pas encore là. Pourtant, les responsables des machines électorales se préparent comme si le scrutin allait avoir lieu à la date prévue. Les listes d’électeurs sont affinées, le recrutement des accesseurs a commencé et plusieurs sondages ont été déjà commandités. Officiellement, toutes les parties se sont prononcées en faveur du respect du calendrier. Mais en fait, cette question est avant tout l’affaire des présidents Sleiman, Mikati et Berry, garants des institutions. Ce sont eux qui devront rendre des comptes par exemple à la communauté internationale qui réclame la tenue d’élections à la date prévue. D’autant que l’Etat libanais ne cesse d’expliquer aux chancelleries étrangères que la politique de dissociation amortit les risques d’un élargissement sur son territoire du conflit en Syrie.
L’argument de la paix civile a été le premier utilisé contre le projet orthodoxe qui, selon ses contempteurs, plongerait le Liban dans la guerre civile. Une crainte qui explique, en partie, la volonté des trois présidents à chercher d’abord une autre solution, ensuite à trouver un consensus. Une façon comme une autre de s’y opposer, quitte à retarder la date des élections. Dans leur esprit, l’Etat, qui réussit tant bien que mal à circonscrire l’implantation du conflit syrien au Liban, ne veut pas ajouter de l’huile sur le feu avec une loi électorale tant décriée par les communautés sunnite et druze. Un argument balayé d’un revers de main par Michel Aoun. Mardi, le leader du CPL a dénoncé «les âneries» formulées par les opposants au projet orthodoxe, notamment sur le plan constitutionnel. «Pourquoi toutes les menaces sont lancées maintenant sans attendre la décision du Conseil constitutionnel?», s’est-il interrogé. Sans doute parce que le chronomètre institutionnel tourne et que certains voudraient l’utiliser à leur avantage.
Le report acquis
A débuté, depuis quelques jours, la course contre la montre tant redoutée. Bien que la question reste taboue, tous commencent à préparer l’éventualité de la non-tenue des élections à la date prévue. A ce jour, la seule alternative rendue publique, à cet effet, est celle d’un «report technique» de quelques mois, notamment évoqué par le ministre de l’Intérieur Marwan Charbel et qui serait décidé si un consensus sur une nouvelle loi électorale devait être trouvé. Une formule diplomatique pour donner du temps aux politiques de se mettre d’accord sur une nouvelle loi. Voici les forces en présence. A l’heure où ces lignes sont écrites, s’élèvent face à l’adoption définitive de la proposition orthodoxe, votée par le CPL, ses alliés et les partis chrétiens de l’opposition, deux obstacles majeurs. D’abord, le recours présidentiel en invalidation au Conseil constitutionnel, ensuite la volonté de Nabih Berry d’arriver à un consensus plus large.
D’autant que le maître du calendrier reste le chef du Parlement. Tant qu’il ne fixera pas de séance plénière pour un vote sur la loi électorale, rien ne se passera. Au mieux, si le chef de l’Etat présentait son recours, le Conseil constitutionnel devra prendre le temps de l’étudier et même s’il donnait un avis favorable, le délai prévu serait dépassé. Voilà pour la proposition orthodoxe.
Pour les propositions de loi mixte, l’écume médiatique qui fait état de progrès dans les discussions est trompeuse. Il n’est pour le moment qu’un cadre. Le diable se cache dans les détails et dans les modalités du scrutin: nombre de circonscriptions, lesquelles seront concernées par la proportionnelle, quelle formule mathématique sera adoptée pour départager les vainqueurs? Toutes ces questions feront l’objet de longues discussions au cours desquelles chaque parti politique voudra s’assurer un bénéfice. De manière prosaïque, ce dispositif contredit, d’ailleurs, ceux qui expliquaient que la prochaine loi électorale ne devait pas produire de résultats connus d’avance. C’est pourtant vers quoi l’on se dirige.
La prorogation ou le vide?
La volatilité de la situation politique du pays freine sans doute les acteurs à opérer un saut dans l’inconnu électoral. Tous veulent protéger leur pré-carré et, dans cette logique, l’éventualité de garder les choses à l’état actuel constituerait un moindre mal. Aujourd’hui, personne ne veut entendre parler d’une prorogation du Parlement. Cette semaine, le chef du bloc parlementaire du Hezbollah, le député Mohammad Raad, a indiqué au président Sleiman à Baabda que son parti s’opposait aussi bien à la loi de 1960 qu’à la prorogation de la Chambre.
Une position que partage le leader du PSP Walid Joumblatt qui explique s’opposer à la prorogation du mandat du Parlement et de celui du président de la République. Pourtant, si les élections législatives devaient ne pas avoir lieu, ce serait la seule qui puisse éviter le vide institutionnel. Un vide redouté par tous, au Liban comme à l’étranger. Un vide qui laisserait le champ libre à tous les débordements possibles et imaginables. Le président de la République aurait même indiqué à plusieurs interlocuteurs qu’il déposerait un recours au Conseil constitutionnel en cas d’un vote au Parlement de sa prorogation.
Une date à retenir: celle du 20 juin qui marque la fin du mandat du Parlement actuel. Une solution doit être trouvée avant. Le processus législatif qui permettrait la prorogation du mandat de la Chambre est extrêmement simple: il suffit qu’un député présente un décret-loi d’un seul alinéa qui propose la prorogation. Son adoption devra avoir lieu en séance plénière.
Faut-il considérer que la prorogation du mandat du Parlement actuel aurait plusieurs avantages pour certaines parties?
Du côté du CPL et du Hezbollah, certains pensent que le 14 mars chercherait à repousser les élections, en attendant que le régime syrien finisse par tomber, impliquant ainsi un changement dans les rapports de force internes. A mesure que le temps passera, la question de la prorogation du mandat du Parlement, voire du président de la République et des responsables sécuritaires, se posera.
Julien Abi-Ramia
Le Parlement plusieurs fois prorogé
Une rapide lecture des archives du Parlement montre que la prorogation de la Chambre serait tout sauf exceptionnelle. Entre 1976 et 1989, pendant la guerre civile, il aura été prorogé à huit reprises.
La première date du 9 mars 1976 où l’Assemblée a voté la prorogation de l’Assemblée élue en 1972 jusqu’à la fin de l’année 1976. La Chambre aura gardé ses membres jusqu’en 1978. Le 25 janvier de la même année, elle sera prorogée jusqu’à l’été 1980. Mais le 18 février 1980, l’Assemblée prolonge une troisième fois son mandat jusqu’à l’été 1983. Le 21 mai 1983, son mandat est prolongé d’un an. En 1984, cinquième prorogation votée par trois députés seulement jusqu’en 1986. Cette même année, 42 députés votent la prorogation pour la sixième fois jusqu’en 1988. Mais en 1987, 40 députés déposent une loi prorogeant le Parlement pour une durée de trois ans. Fin 1989, la Chambre vote la prorogation de son mandat pour cinq ans. Celle-ci sera rendue caduque en 1992, à la faveur de l’adoption d’une nouvelle loi électorale. La prochaine, si prorogation il y a, sera la neuvième du genre.