Magazine Le Mensuel

Nº 2888 du vendredi 15 mars 2013

à la Une

Nigeria. Les Libanais ont peur

L’enlèvement de deux employés libanais de la société de construction Setraco, au nord du Nigeria, dont on ne connaît pas encore le sort, témoigne de l’instabilité chronique d’un pays où sont installés près de 20 000 Libanais qui vivent dans l’anxiété.

Jamaare, dans la nuit du 16 février dernier. Des hommes armés entrent sur le site de l’entreprise de construction Setraco. La filiale de l’entreprise libanaise a été mandatée par l’Etat nigérian pour participer à la construction d’une autoroute reliant Kano, la grande ville du nord du pays, à Maiduguri, à l’extrême nord-est du pays. Sur le site, les assaillants enlèvent sept employés. Il y a un Italien, un Britannique, un Grec, deux Syriens et deux Libanais, Imad Andari, originaire de Deir Beechtar dans le Koura, et Carlos Abou Aziz qui vient de Darb el-Sim, à quelques kilomètres de Saïda. L’attaque ressemble furieusement à celle du site gazier d’In Amenas, en Algérie, un mois auparavant, perpétrée par la branche d’al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Les services de sécurité étaient pourtant en alerte. Plus tôt dans la journée, à Kafin Madaki, à une centaine de kilomètres au sud de Jamaare, un poste de police est attaqué. Quelques heures plus tard, à Jamaare, un autre poste de police et la prison de la ville sont pris pour cibles.

Incertitudes
Le lendemain, la direction de Setraco décide d’évacuer l’ensemble de ses employés, présents à Jamaare, à bord de douze véhicules. John Ogbamgba, le porte-parole de l’entreprise basée à Abuja, la capitale, explique que si l’enlèvement était arrivé dans le Sud, «on nous aurait peut-être demandé une rançon, mais souvent quand il arrive ce genre de choses dans le Nord, on n’a aucune information». Il faisait référence aux nombreux enlèvements qui ont lieu dans la région pétrolifère du Delta du Niger, où les otages sont la plupart du temps relâchés contre de grosses sommes d’argent. Au Nord, la donne est différente. En 2011, un Britannique et un Italien ont été enlevés, ainsi qu’un Allemand, en 2012. Ils ont été tués tous les trois par leurs ravisseurs. Les mêmes que ceux qui ont enlevé les deux otages libanais et leurs compagnons. Le 18 février, Ansaru (voir encadré) revendique la plus importante prise d’otages jamais réalisée dans le nord du Nigeria.
Samedi dernier, rebondissement. Un organisme américain de surveillance des sites islamistes repère un communiqué dans lequel Ansaru affirme avoir exécuté ses sept otages. Le groupe islamiste dit avoir pris cette décision en raison de tentatives menées par la Grande-Bretagne et le Nigeria pour leur porter secours. Des captures d’images vidéo viennent agrémenter le communiqué. Quelques heures plus tard, apparaît sur la plateforme YouTube une vidéo intitulée La mort des sept otages chrétiens au Nigeria. D’une durée de 91 secondes, elle montre les corps de quatre personnes. Malgré le pessimisme des gouvernements italien, britannique et grec, le ministre libanais des Affaires étrangères Adnan Mansour se voulait rassurant. «Les images rendues publiques par les ravisseurs ne montrent pas les corps de Andari et d’Abou Aziz, ou ceux du couple syrien. Cela laisserait supposer que les deux Libanais et le couple de Syriens sont toujours en vie». Mansour se base également sur les déclarations des autorités nigérianes qui ne confirment rien.

Les Libanais pris pour cibles
Pour comprendre ce qui se passe au Nigeria, une carte du pays s’impose. On peut diviser le territoire en trois bandes horizontales qui traversent le pays d’est en ouest. Le Sud chrétien est la zone la plus riche du pays, le cœur économique du Nigeria. Cette zone comporte deux pôles d’attraction: Lagos à l’ouest, la plus grande ville du pays, siège des grandes entreprises comme peut l’être Abidjan pour la Côte- d’Ivoire; Port Harcourt à l’est, sur le delta portuaire et pétrolifère du Niger, poumon industriel du pays. Au-dessus, la «middle belt», ceinture centrale qu’anime la ville d’Abuja, capitale administrative du pays et puis le Nord musulman du pays où pullulent les chantiers de construction d’infrastructures.
Depuis plusieurs mois maintenant, les Libanais qui habitent le Nigeria sont régulièrement pris pour cibles. Le 28 février dernier, un groupe armé prend d’assaut un lotissement situé à Tella, dans le centre du pays, occupé par des travailleurs de Triacta, une société de génie civil. Y logent notamment trois ingénieurs libanais. Il s’agissait d’une tentative d’enlèvement les visant mais elle échouera. Les trois hommes réussiront à s’échapper. Le 7 mai 2012, près de la ville universitaire de Zaria, à 150 kilomètres au nord d’Abuja, des hommes armés ont attaqué un mini-van transportant trois employés du bâtiment. L’ouvrier libanais Fadi Ibrahim, originaire du village d’Irba, près de Zghorta, est abattu sur place. Son compatriote Amin Durraq est enlevé et relâché contre rançon. Depuis 2007, une vingtaine de Libanais travaillant dans le pétrole et le BTP ont subi le même sort. Au nord, les enlèvements sont l’œuvre de groupuscules islamistes qui recherchent le coup d’éclat. Au sud, sur le delta du Niger, l’autre grande zone de rapts, ils sont l’œuvre d’organisations criminelles qui ne cherchent qu’à monnayer leurs proies.

Ils fuient le Nord
L’histoire des Libanais au Nigeria débute en 1885 avec l’arrivée sur ses terres d’Elias Khoury Younès, originaire de Houmeis, près du village de Miziara, dans le caza de Zghorta. Le premier Libanais à s’installer au Nigeria avait fait la route depuis la Sierra Leone. Il s’installera sur la place Tinubu à Lagos, sur le lagon. Toute sa famille de Miziara le rejoindra, par la mer cette fois. Les uns s’installent à Lagos, les autres comme la branche des Minaise, l’une des grandes familles libanaises du pays, à Kano la grande ville du Nord. Au fil des années, les Libanais qui viennent principalement du nord du Liban s’installent dans des villes comme Ibadan, au nord de Lagos, ou Zaria, dans le centre du pays.
Les grandes personnalités libanaises du début du XXe siècle sont des figures familières pour les Nigérians eux-mêmes car les noms de certains d’entre eux ont été donnés à quelques rues à Lagos ou Kano.
Deuxième vague d’immigration, dans les années 1930. Cette fois, ces Libanais viennent du sud du pays, de Jouaya précisément, un village situé à une dizaine de kilomètres de Tyr. Ces pionniers sont de la famille Fadlallah. En 1946, le consulat libanais s’installe à Lagos et à Kano, la Syrian Street est rebaptisée Lebanese Street. Parmi les grandes familles libanaises implantées au Nigeria, il faut citer les Moukarrem, Zard et Safieddine. Après avoir débuté dans le commerce de détail et la vente en gros, la communauté libanaise s’est grandement diversifiée au point d’être particulièrement présente dans l’import-export et le BTP. Mais depuis l’année dernière, les Libanais, principalement ceux installés au Nord, commencent à se poser des questions.
Le 20 janvier 2012, Boko Haram attaque Kano. Huit assauts sont lancés contre des postes de police et des bureaux des services de renseignements. Voitures piégées et tueurs déguisés en policiers feront plus de cent quatre-vingts morts. Depuis, les Libanais ont perdu la douceur de vivre. Dans cette ville, les secteurs du textile, de l’alimentaire, du plastique et du cuir, fournissent plus de trois millions d’emplois. Mais à cause des coupures d’électricité et de l’insécurité chronique, une centaine d’entreprises ont quitté Kano soit pour Lagos et Ibadan, pour ceux qui ont décidé de rester au Nigeria, soit dans les pays avoisinants comme le Ghana ou la Sierra Leone.
Face à cette situation, nombreux sont les Libanais à critiquer l’absence de réactions des autorités libanaises. En visite dans la région, le président Michel Sleiman et son chef de la diplomatie auront du pain sur la planche.

Julien Abi-Ramia
 

Boko Haram, la secte jihadiste
Le Nord musulman est la région la plus peuplée du plus grand pays d’Afrique, elle est aussi la plus déshéritée du Nigeria.C’est sur ce terreau que naît la Communauté des sunnites pour la prédication et le jihad, plus connue sous le nom de Boko Haram. Boko, du nom de l’alphabet latin utilisé pour transcrire la langue haoussa d’origine arabe – parlée par cinquante millions de musulmans dans la zone – est devenu un terme générique qui désigne aujourd’hui l’éducation occidentale et Haram, l’illicite dans l’islam.
L’organisation est créée en 2002 par Mohammad Yusuf, un prédicateur d’une trentaine d’années originaire du nord-est, région qui relie le pays au Niger et au Tchad. Lui, qui a fait ses classes à Médine en Arabie saoudite, prêche avec véhémence contre le pouvoir central.
Pendant sept ans, les affrontements entre les fidèles de la secte et la police feront plusieurs centaines de morts jusqu’en juillet 2009 où ont lieu les combats les plus sanglants. En quelques heures, plusieurs centaines de policiers et de soldats et, au moins, un millier d’islamistes, dont leur leader, tomberont.
Un an après, le temps de réorganiser son appareil, Boko Haram change de cible. Ce sont désormais les chrétiens qui sont visés, églises et fidèles.
Depuis juillet 2009, Boko Haram a revendiqué plus de 200 attaques, attentats suicide, exécutions et braquages perpétrés jusqu’au cœur de la capitale fédérale Abuja, qui ont fait au moins un millier de victimes, dont une majorité de musulmans.   

Ansaru, la dissidente
On ne sait pas encore grand-chose sur l’Avant-garde pour la Protection des musulmans en Afrique noire, dit Ansaru. On sait qu’il s’agit d’une organisation basée dans le nord du Nigeria qui a fait dissidence avec Boko Haram en janvier 2012.
Dans un communiqué publié, il y a plus d’un an, le leader du groupe, Abu Oussama el-Ansari, décrivit les actions de Boko Haram comme «inhumaines envers l’Oumma musulmane».
Plus internationaliste que sa grande sœur, Ansaru combat aux côtés d’Aqmi et du Mujao contre les forces françaises et africaines au Nord-Mali. Après s’être fait connaître pour des attaques contre la police et l’armée nigériane, Ansaru s’est spécialisée dans le rapt et l’enlèvement.

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