Après une éclipse de plus de deux ans, l’Arabie saoudite revient en force dans le jeu politique libanais. Riyad appelle à la modération, au dialogue et au compromis. Ce retour est dicté par des considérations portant sur le rôle et l’influence régionale du royaume, sur fond de rivalité avec le Qatar. Explications.
La désignation de Tammam Salam au poste de Premier ministre marque le retour de l’Arabie saoudite sur la scène politique libanaise après une éclipse d’un peu plus de deux ans. Riyad avait en effet très peu apprécié l’éviction de Saad Hariri, en janvier 2011, alors que l’ancien chef du gouvernement venait tout juste d’entrer à la Maison-Blanche pour y rencontrer le président Barack Obama, avant d’en ressortir une heure plus tard avec le titre d’ancien Premier ministre. L’humiliation était insupportable. A l’époque, les milieux journalistiques saoudiens avaient qualifié le coup de force du 8 mars et de ses alliés du Courant patriotique libre de «coup d’Etat syro-iranien» exécuté par le Hezbollah.
A cet épisode dramatique, le royaume avait réagi en prenant ses distances avec le Liban, sans pour autant adopter une attitude vindicative et hostile à l’égard du Pays du Cèdre ou de son nouveau Premier ministre, Najib Mikati. L’Arabie saoudite a choisi d’ignorer superbement le Liban, de faire comme s’il n’existait pas… tout en le surveillant de loin.
Lorsque la crise syrienne s’est aggravée, sur fond de tensions régionales avec l’Iran et de profondes divisions interlibanaises, Riyad a fait monter la pression d’un cran, en invitant ses ressortissants à ne pas se rendre au Liban l’été dernier.
Après l’assassinat du chef des services de renseignements des forces de sécurité intérieure (FSI), le général Wissam el-Hassan, le 19 octobre 2012, les responsables saoudiens n’ont pas caché leur colère. L’ambassadeur Ali Awad el-Assiri se tenait en tête du cortège funèbre, tout près du cercueil. L’espace de quelques heures, Riyad a été caressé par l’idée d’appuyer la revendication du 14 mars pour la démission du gouvernement de Najib Mikati, avant de se laisser convaincre par les arguments de la communauté internationale de la nécessité de préserver la stabilité du Liban.
Nouvelle donne
Aujourd’hui, la donne a changé. Le royaume des Saoud a décidé de se réinvestir, jugeant le moment opportun pour remplir le vide laissé par la Syrie, d’autant plus que la classe politique libanaise, empêtrée dans ses interminables querelles, appelle de ses vœux un parrainage régional.
En choisissant d’appuyer la candidature d’un modéré, en la personne de Tammam Salam, au poste de Premier ministre, l’Arabie saoudite donne un premier signal sur ses intentions: il n’est pas question de faire de la provocation ou de rechercher la confrontation avec ses adversaires au Liban. L’heure n’est pas aux règlements de compte et à la vengeance mais à l’ouverture et au dialogue. C’est d’ailleurs la teneur du message que l’ambassadeur Assiri a transmis lors des visites qu’il a effectuées auprès de personnalités politiques et spirituelles – dont le patriarche maronite Béchara Raï – dans l’intermède entre la démission de Mikati et la désignation de Salam.
Enchaînant les gestes de bonne volonté, l’ambassadeur Assiri a accordé lundi, pour la première fois depuis plus de deux ans, un entretien téléphonique à la chaîne de télévision du Hezbollah, al-Manar, dans le cadre de l’émission al-Hadath. Il a affirmé que Riyad appuyait le rapprochement entre les Libanais et encourageait le dialogue entre les sunnites et les chiites. «La priorité, a-t-il dit, doit aller au maintien de la stabilité, à la formation d’un gouvernement et à la tenue des élections».
Toujours dans cette même logique d’ouverture en direction de tous les acteurs politiques locaux, le diplomate a reçu, mardi, au siège de l’ambassade, le ministre de l’Energie et de l’Eau au sein du gouvernement démissionnaire, Gebran Bassil, principal responsable politique du Courant patriotique libre (CPL). Les deux hommes s’étaient rencontrés à la fin de la semaine dernière à un dîner «arrangé» chez un ami commun et avaient convenu de se rencontrer le plus tôt possible.
A l’issue de la réunion, mardi, Assiri a déclaré: «l’Arabie saoudite se tient à égale distance de tous les Libanais». Le diplomate a invité toutes les parties à «privilégier le dialogue et l’entente, et à se joindre au processus positif et à l’action qui doit être menée en prévision d’un été prometteur». Une allusion on ne peut plus claire au fait que le royaume pourrait lever les restrictions imposées au voyage des Saoudiens au Liban.
Pas de cabinet du fait accompli
Cette approche conciliatrice s’est traduite par un discours politique calme et apaisé, qui contraste avec les violentes diatribes et les propos incendiaires que les protagonistes libanais se lançaient ces derniers mois. Certes, cela ne signifie pas que tous les obstacles qui séparent les principales forces politiques, au niveau de la formation du gouvernement, de la loi électorale et des autres dossiers litigieux, soient tombés. Mais au moins, il y a une volonté affichée d’en parler calmement, et c’est déjà une grande avancée.
Dans ce contexte, des milieux du Courant du futur indiquent que le Premier ministre désigné ne formera pas un «gouvernement du fait accompli», car «personne ne peut supporter un tel cabinet; ni le président de la République Michel Sleiman, ni le député Walid Joumblatt». Ces mêmes sources ajoutent que «Tammam Salam n’est pas venu pour livrer une confrontation. Il n’a pas le profil d’un homme de confrontation et l’Arabie saoudite n’est pas dans cet état d’esprit».
Les milieux du Moustaqbal espèrent que le Hezbollah saisira la balle au bond «et fera des concessions, soit dans le dossier syrien, soit dans la question des armes ou dans la déclaration ministérielle». «Mais si le but du parti est de proroger le mandat du Parlement, il doit s’entendre pour cela avec l’ancien Premier ministre Saad Hariri, car Tammam Salam ne peut pas conclure un tel accord», poursuivent les sources du Courant du futur.
Face à ces gestes d’ouverture, le Hezbollah a adouci son discours, sans pour autant accepter des concessions majeures. Mais il faut dire que les négociations en sont encore au stade des préliminaires. Considéré comme un faucon du parti (Walid Joumblatt l’avait qualifié de ‘mur’), le chef du bloc parlementaire du Hezbollah, Mohammad Raad, a mis de l’eau dans son vin. «Nous n’utilisons plus le terme cabinet d’union nationale, parce que cela braque certains, qui pensent immédiatement au tiers de blocage», a-t-il dit, insistant néanmoins sur la nécessité de former «un gouvernement de partenariat national au sein duquel toutes les parties seraient représentées selon leurs dimensions politiques».
Rivalité Riyad-Doha
La décision de l’Arabie saoudite de revenir en force dans le jeu politique libanais est dictée par des considérations portant sur le rôle et la position du royaume sur le plan régional. Riyad appréhende l’ascension des Frères musulmans (dans toutes leurs nuances) et y voit un danger pour sa stabilité et son avenir, car la confrérie, qui dispose d’une incontestable légitimité islamique, risque d’étendre son influence dans le Golfe et en Arabie même, aux dépens de l’islam wahhabite, la doctrine officielle du pays. Les Saoudiens sont d’autant plus inquiets que le Qatar tente de leur disputer le rôle d’autorité de référence islamique, en soutenant les Frères musulmans et d’autres groupes islamiques qui n’évoluent pas dans l’orbite saoudienne.
Ainsi en Syrie, le Qatar et la Turquie soutiennent les Frères musulmans et d’autres factions islamistes, alors que Riyad (et avec lui Washington) préfère appuyer des groupes qui lui sont proches. Cette concurrence s’est traduite, ces dernières semaines, par un retour en force de l’Arabie dans le dossier syrien par la porte jordanienne. La convergence d’intérêts entre les monarchies saoudienne et hachémite est claire comme l’eau de roche: toutes les deux craignent l’ascension des Frères musulmans. Une majorité de rebelles de la région de Daraa, dans le sud syrien, sont proches de l’Arabie saoudite, qui a récemment augmenté son aide en armes et en argent, leur permettant de lancer une offensive d’envergure contre les forces du régime.
La crainte saoudienne à l’égard des Frères musulmans s’est également illustrée dans la campagne lancée par le chef de la police de Dubaï, Dahi Khalfane Tamim, contre la confrérie. Le très célèbre lieutenant-général tourne en dérision le Printemps arabe et accuse les Ikhwan d’être des «comploteurs et des suppôts de l’étranger». Après des mois de tapage médiatique, l’officier a annoncé avoir déjoué un complot fomenté par une organisation liée aux Frères musulmans aux Emirats arabes unis. Les 94 membres du réseau démantelé ont été accusés d’avoir créé un «Etat dans l’Etat».
Au Liban, la rivalité entre l’Arabie saoudite et le Qatar s’est manifestée dans les récentes prises de bec entre le cheikh Ahmad el-Assir, financé par Doha, et le Courant du futur. Le cheikh intégriste s’en est violemment pris à Bahia et Ahmad Hariri, accusant le Moustaqbal de tous les maux.
Dans un tel contexte, l’Arabie saoudite ne pouvait plus se permettre de jouer à la chaise vide, car le Qatar et la Turquie n’ont pas attendu longtemps avant de convoiter la place laissée vacante.
C’est dans ce tableau régional, extrêmement compliqué, que Riyad a décidé d’opérer son retour placé sous le titre de l’ouverture et du dialogue. Mais si cette approche conciliatrice ne donne pas ses fruits, elle pourra toujours revenir à la politique du bâton, que le chef des services de renseignements, le prince Bandar Ben Sultan, sait manier à merveille…
Paul Khalifeh
L’approche de l’Iran
Faciliter la mission du président Tammam Salam et consolider la paix civile. Ce sont les conseils que l’Iran aurait communiqués au Hezbollah à cette étape, selon des sources diplomatiques citées par des milieux politiques. Téhéran conseille, par ailleurs, aux partisans du Hezb de ne pas participer au gouvernement Salam afin de céder plutôt la place à leurs sympathisants… L’ambassadeur d’Iran Ghadanfar Rokn Abadi avait transmis un message d’appui des autorités de son pays au Premier ministre désigné, pour lui confirmer leur disposition à le soutenir en appelant les divers camps à éviter de poser des conditions qui compliqueraient sa tâche. Une démarche qui a rassuré le président désigné.